dimanche 3 août 2014

Religion-développement : binôme de tous les dangers ou couple de tous les espoirs ?

(Article publié par Les Echos (Le Cercle) le 12 novembre 2013 et par Cultures & Croyances le 27 mars 2014)


En d’autres termes, le couple religion-développement est-il un mariage contre nature ? Et si le fait religieux est un accélérateur du développement ? Ou, tout uniment, les deux composantes sont-elles engagées dans une nécessaire cohabitation ?


La religion a toujours constitué un sujet sensible puisque touchant à la croyance des peuples et à l’intimité des individus. Pour autant, elle n’est plus une question taboue. Bon nombre d’Organisations non gouvernementales, d’institutions internationales et de pays en Occident, pourtant très attachées à la laïcité ont fait le pas de la compréhension et de l’intégration de la dimension religieuse dans leurs programmes d’aide publique au développement. Ils n’hésitent plus à en tenir compte dans la formulation de leurs programmes sociaux en faveur des populations africaines.
Pour l’ancien directeur général de l’Agence française de développement (AFD), Dov Zerah :
« Le fait religieux se pose à tous les développeurs pour au moins trois raisons : l’importance accordée à la religion et à la foi par les populations de ces pays ; la présence ancienne, et durable, des acteurs religieux et confessionnels sur le terrain ; la prégnance de certaines prescriptions émises par les autorités religieuses dans des domaines essentiels pour le développement (contrôle des naissances, finance, environnement…) ».
Il poursuit :
« Nous, développeurs, devons écouter, innover et nous adapter, sinon, nous prendrions le risque de laisser sur le bord de la route de la croissance certaines personnes parmi les plus démunies…C’est en écoutant les autres dans le respect de leur différence que nous pourrons faire mieux connaître nos valeurs de tolérance, de respect et de progrès partagé ».
L’Afrique face au défi religieux
Au Mali, l’immense majorité (90 à 95 %) des 15 millions d’habitants est de confession musulmane. Ils pratiquent un Islam pacifique et tolérant, en parfaite cohabitation avec les autres communautés religieuses. Aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire de ce pays, les populations maliennes, dans leur ensemble, sont restées attachées à cette valeur que représente la laïcité, grâce à laquelle les différents cultes ont jusque-là vécu en bonne intelligence et en parfaite harmonie. Cette disposition a été confirmée en 1992, à la faveur de l’adoption de la nouvelle Constitution, où le peuple malien a fait librement le choix de construire une république démocratique et laïque.
Deux décennies plus tard, un nouveau phénomène est apparu, publiquement, dans la pratique cultuelle au Mali. À la faveur d’une insurrection irrédentiste dans le nord du pays, des groupes fondamentalistes se réclamant d’un « Islam originel et rigoriste » ont voulu remettre en cause cet équilibre légendaire de la société malienne. Cette tentative de déconstruction de la laïcité avait pour dessein de créer un État islamique au Mali où la loi fondamentale aurait été la « Charia ». En effet, l’occupation du nord du Mali en 2012 par ces groupes extrémistes s’est traduite par la profanation et même la destruction de plusieurs mausolées de saints à Tombouctou, classés pourtant au patrimoine mondial de l’humanité.
Selon le directeur du patrimoine culturel au Sénégal, Pr Hamady Bocoum :
« On a eu des envahisseurs qui, pour la plupart, sont venus occuper des espaces du sahel et ont trouvé sur place des synthèses culturelles. Ils estiment que ces synthèses ne les engagent pas. À leurs yeux, Tombouctou, comme Gao et d’autres localités, est un espace de guerre comme un autre. Ce n’est pas un site du Patrimoine mondial, mais c’est un territoire de guerre pour « djihadiste » ».
Aujourd’hui, plus que jamais, la question du culte et de l’extension de son périmètre au-delà de la sphère privée se pose avec acuité en Afrique. Les récentes crises sur le continent ont exacerbé la vulnérabilité de nos sociétés face au « fait religieux ». Peut-on ne pas prendre en compte les aspirations légitimes des populations dès lors que l’essentiel de leur quotidien est régi par leur croyance : manger, épargner, se financer, s’informer, se former, s’éduquer, se soigner, travailler, procréer, se marier, vivre en famille et en société… ? Avoir peur d’aborder ces questions, n’est-ce pas là une façon de légitimer les excès et de creuser les fractures ? Se refuser de les analyser et de les intégrer dans les politiques de développement communautaire, est-ce la bonne manière de servir la laïcité ?
Le développement à l’épreuve de la laïcité
Comment peut-on réussir une politique de santé efficace de lutte contre le VIH/SIDA et une politique de planning familial lorsque le fait religieux s’oppose à toute idée de port du préservatif, de contraception et d’espacement des naissances ? Comment assurer la promotion de la parité sans associer le fait religieux lorsque celui-ci s’en offusque ? Comment réussir la mobilisation des électeurs lorsque le fait religieux estime ne pas être pris en compte dans les programmes des candidats et des partis politiques ?
Pour être plus concret, l’État du Sénégal et ses partenaires techniques et financiers peuvent-ils délaisser la population de la seconde ville du pays, en l’occurrence Touba, au motif qu’elle habite dans une cité à obédience religieuse ? Au Mali, doit-on ignorer les besoins d’une frange importante de la population de Banconi (l’un des quartiers les plus populaires de la capitale, Bamako), son école, son centre de santé, du fait que ce sont les fidèles d’une association promue par un dignitaire religieux ?
Autrement dit, peut-on faire l’impasse des besoins sociaux des sympathisants d’un leader religieux qui s’est essayé à tous les stades du pays sans jamais atteindre sa capacité de mobilisation alors que les politiques, laïcs, même à l’unisson et à coup de grands renforts (frais de transport compris) arrivent à peine à remplir un stade ?
Selon l’ancienne ministre de la Culture du Mali, Mme Aminata Traoré :
« La question religieuse n’a rien de nouveau. C’est une question de foi, mais aussi de culture et d’héritage. C’est le radicalisme et surtout la manière dont il se traduit en ce moment au nord de notre pays qui est inédit. Il est illusoire cependant et dangereux de croire qu’ils peuvent être extirpés et éradiqués par les armes. Car si les têtes pensantes viennent d’ailleurs, ce sont les inégalités, les injustices, le chômage qui poussent de plus en plus de Maliens et d’Africains à accorder plus d’importance aux prêcheurs qu’aux politiciens. Le radicalisme est, à mon avis, un sacré défi aux économistes et aux politiques. Il n’y a pas d’effet de contagion à circonscrire par la guerre, mais un devoir de vérité et de justice, surtout envers les jeunes générations ».
Il peut choquer, vu de l’Occident, de voir un président de la République d’un pays africain en respect devant un leader religieux de son pays pour recueillir ses suggestions et solliciter même sa « baraka » ? Pourtant ces mêmes analystes et observateurs ne trouvent rien à redire lorsqu’un dirigeant d’un pays occidental, laïc et démocratique, va à la recherche de l’onction d’un autre Chef d’État adoubé du titre de leader religieux sur les terres du vieux continent.
Puisque les postures sont différentes, les avis aussi divergent. Ce système de balancier n’est pas compréhensible de l’opinion publique africaine. D’autant plus que les études révèlent que 80 % des populations en Afrique du Nord et 90 % en Afrique subsaharienne jugent la religion très importante dans leur vie alors que ce chiffre atteint à peine un quart en Europe.
La prise en compte du culte dans le programme gouvernemental n’est pas et ne saurait être une immixtion de l’État dans l’intimité de ses citoyens, ni donner lieu à un parti pris en faveur d’une communauté religieuse particulière fusse-t-elle majoritaire, encore moins donner lieu à une remise en cause des valeurs de laïcité, de tolérance, de partage et de solidarité entre les enfants d’un même pays. Chacun est et doit être libre de pratiquer la religion qu’il veut dans le respect de celle de l’autre.
Pour le chercheur sénégalais Bakary Sambe :
« L’arrogance de ceux qui dressent encore des murs d’incompréhension entre les hommes ne doit pas faire fléchir la volonté de ceux qui sont prêts à ériger des ponts pour favoriser la rencontre et le dialogue ».
Conclusion
Oui, la religion est de la sphère privée de chaque individu. Mais lorsqu’elle régente une bonne partie de la vie sociale, politique, économique (et bientôt financière) d’un pays, il me semble qu’elle revêt une donne essentielle de compréhension, de formulation, d’intervention et de suivi pour l’État et les développeurs qui interviennent dans les sphères de vie des populations.
Dov Zerah nous fait accéder à sa hauteur :
« Nous ne pouvons ignorer les religions. Le fait que certains conflits ou tensions s’appuient sur des dissensions religieuses ne peut occulter le rôle positif qu’elles jouent un peu partout. C’est un des défis pour le monde du développement ».
Que de sommes importantes ont été investies par les institutions internationales en Afrique et cela au bénéfice des couches vulnérables. Mais, dites à ces populations de vous parler de leur ressenti par rapport à ces projets et à ses financeurs. Elles les connaissent peu. Elles y adhèrent donc moins. Dès lors, la prise en compte de la dimension religieuse dans l’approche du développement me paraît importante. Il faut travailler avec les leaders religieux pour qu’ils servent de relais de proximité.
On sait depuis peu que la lutte contre la pauvreté est un atténuateur de risques de l’extrémisme religieux. Mais on sait moins, que la prise en compte de la dimension religieuse est une composante essentielle de la lutte contre la pauvreté. Tout au moins, certains développeurs occidentaux et bon nombre de nos concitoyens le récusaient. Au nom de la laïcité. Mais les populations africaines, dans leur immense majorité, l’ont toujours réclamée. Au nom du développement.




Cheickna Bounajim Cissé

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire