Attijariwafa bank a perdu son président d’honneur, Abdelaziz Alami. L’emblématique et charismatique banquier marocain a tiré sa révérence le 11 mai. Son exceptionnelle longévité à la tête de l’ex-Banque Commerciale du Maroc et ses grandes compétences techniques et humaines ont façonné à jamais le paysage financier de son pays. Son style de management est une source intarissable pour tous les dirigeants à la recherche d’un nouveau challenge.
En ce début de printemps 2010, le soleil pondait ses premières lueurs quand je débarquais au 2, Boulevard Moulay Youssef à Casablanca. J’étais loin d’imaginer ma trouvaille. Au bout d’une allée interminable qu’ombragent de hauts palmiers titillant le bleu des cieux, se dressait un bâtiment sobre, discret, presqu’anonyme. A l’entrée, à gauche, un sigle et un petit écriteau aux couleurs abstinentes sont les seuls signes distinctifs des lieux. Je suis bien au siège de l’un des groupes bancaires les plus puissants du continent africain, Attijariwafa bank. L’immeuble, tout de blanc vêtu, évoque la pureté et la simplicité. Il se dresse sur six niveaux avec de longs éventails comme pour se préserver de l’extérieur. La façade rustique et frugale aux boîtes fermement imbriquées indique l’intemporalité de céans. J’ai vite compris que son concepteur a voulu que « la maison » résiste à son passage, qu’elle lui ressemble et qu’elle rassemble les valeurs qu’il incarne : humilité, robustesse, solidarité, efficacité…Elles constitueront plus tard la trame de la culture d’entreprise du groupe bancaire marocain.
Ce concepteur hors pair, féru des arts et de la poésie, a un nom : Abdelaziz El Alami Hassani. Cette grande figure de la communauté bancaire marocaine a dirigé pendant 40 ans l’ex-Banque Commerciale du Maroc (BCM), devenue en 2003 Attijariwafa bank suite à sa fusion avec Wafabank.
Plus tard, le 28 novembre 2012, je fleuretais le regard enchanté de cet inventaire des « boutiques d’argent ». Une longue écharpe au cou, drapé dans un costume gris sobre, le banquier-poète avait gratifié l’assistance de « propos d’une rare finesse poétique et intellectuelle », pour reprendre l’expression de mon red’chef. C’était à l’occasion de l’inauguration mémorable du nouveau siège de la Banque Privée du groupe où une des ailes fut baptisée au nom de l’illustre disparu.
Pour lui rendre hommage, j’ai tenu à vous faire partager de larges extraits d’une interview qu’il a accordée au quotidien marocain, L’Economiste, dont il fut d’ailleurs l’un des fondateurs. C’était en mai 1994, vingt ans avant sa disparition, presque jour pour jour ! Une vraie leçon de vie et de management !
Afin de mieux décrypter son style de management, j’ai choisi les grands moments de cet entretien que j’ai regroupés autour de dix thèmes managériaux.
1) La vision
2) Le style de direction
La marque de fabrique de ce banquier émérite : « S’occuper des hommes qui, eux, s’occuperont de la banque. » Il précise : « Pour la partie technique de la banque, j’ai les hommes pour cela. Mon rôle à moi est d’être le grand chef du fonctionnement humain de la maison. C’est d’être aussi en avant des autres, au milieu d’eux, ou derrière eux en train de les pousser un peu. Une maison qui a réglé les problèmes humains n’a pas réglé les autres problèmes. Elle est apte à les régler. » Il ajoute : « Et mon apport principal est que les gens soient heureux de travailler ensemble. Si j’ai acquis un certain savoir-faire, ce sera celui-là. Si j’ai un jour une technologie à enseigner, ce sera celle-là. »
Pour définir un homme de qualité, il répond incidemment à la posture qui doit être celle d’un bon dirigeant : « C’est un homme élégant, qui a le sens de l’économie des mots et des gestes. L’économie des moyens, beaucoup de pudeur. Il faut faire très bien, sans trop le montrer. L’expansion est dans l’action, pas dans le geste. Il faut faire beaucoup comme si on ne faisait rien… La récompense doit être en soi. Pour les croyants, elle est en Dieu. »
Aux risques liés à la personnalisation du pouvoir, admirez toute la lucidité de l’homme de pouvoir qui en connaît les limites: « On ne dirige pas une entreprise en étant anonyme. Un “chef” ne doit être ni anonyme ni quelconque. Il y a des moyens d’éviter l’autoritarisme et le culte de la personnalité en s’exposant continuellement à la critique. D’abord de sa propre femme… La critique est objective. Elle concerne la manière de conduire la maison. L’affection et l’estime profonde suivent. La critique doit être provoquée sur le projet de la banque, pas sur le côté personnel. »
Il déteste qu’on lui fasse la cour. « C’est facile à sentir dès que les propos deviennent appuyés. “Je vous dispense de me comparer à Dieu”, dit Napoléon à un courtisan. Mais c’est comme l’odeur d’un bon parfum. Il faut avoir le courage de couper court. Car la plupart des parfums tournent. »
3) Les valeurs
- « Mieux faire, mieux servir le client, car il va de soi que l’employé, lui, doit laisser la banque le servir ;
- Se former chaque jour ;
- Penser à l’intérêt de la maison avant le sien propre ;
- Le patriotisme ;
- Etre les meilleurs, c’est se mesurer aux autres et les dépasser. Etre les meilleurs n’est pas forcément être les seuls. Nous ne voulons être ni vaniteux ni inamicaux avec notre agressivité commerciale. C’est une agressivité objective. Pas contre les autres, mais contre les tendances à la facilité, donc contre nous-mêmes. »
4) La légitimité
Il nous fait accéder à sa hauteur : « Je préfère mes collaborateurs au succès. » Et il se justifie : « Avec eux, un échec ne serait jamais définitif. Un succès où ils ne seraient pas heureux serait très provisoire. Si mes collaborateurs sont malheureux, leur succès est éphémère. S’ils sont heureux, leur échec serait provisoire et surmonté. »
Il ajoute « Je ne crois pas qu’on puisse faire quelque chose de valable sans charisme. C’est un magnétisme, une magie. Il n’y a pas un de mes collaborateurs que je ne voie une fois par mois. S’agissant des problèmes personnels, au sens large, je leur consacre 2/3 de mon temps. » Il conclut en ces termes : « Que la maison ne m’ait pas rejeté est la preuve qu’il s’est passé quelque chose. Et pourtant, en [40 ans], on a le temps de se lasser les uns des autres. »
5) L’autorité
« Je n’ai pas à licencier des gens, parce qu’au niveau du recrutement je suis très sévère. Une fois que les gens sont chez moi, j’en suis responsable. Quelqu’un recruté sur des bases sévères devra donner satisfaction. Si ce n’est pas le cas, il y a une faute quelque part. Au recrutement ou après. »
« Si je devais prendre des mesures désagréables, ce serait encore plus cruel pour moi que pour les autres. Cet exercice est plutôt complexe, car il faut tenir compte de l’histoire de la banque et des possibilités de chacun. »
Et pour une faute commise? « Il y a la faute professionnelle. Quelqu’un se trompe. Il est pardonnable s’il a commis cette erreur de bonne foi. Quant à la faute morale (main à la caisse, manipulation des comptes de la clientèle), elle est impardonnable. »
Et la sanction ? « Je n’aime pas exposer les gens au pilori. C’est moyenâgeux. Chacun a une famille, des amis. Que ses collègues le sachent. Cela suffit. Il faut rester discret dans la sanction. »
Et la récompense ? « Quelqu’un qui vous dit, avant de mourir, au bout de 50 ans, “je vous ai adoré” est un sadique. Quand quelqu’un a fait quelque chose de bien, il faut le lui dire. Les choses vont d’elles-mêmes. C’est encore mieux quand on le dit. Les hommes ont besoin d’être reconnus. »
6) La performance
7) Le recrutement
8) La communication
Il connait tout son personnel, du proche collaborateur à l’employé du guichet, du siège à la province : « Il n’y en a pas un seul que je ne connaisse de visu… Je ne mettrai pas un nom sur son visage, mais je le reconnaîtrai dans la rue. Et lui de même. » Toujours avec le souci de l’équilibre même dans le ressenti. Cette grande proximité avec le personnel n’est nullement un frein à l’autorité hiérarchique. Il précise : « Je ne suis pas le juge de première instance. Je suis le juge d’appel et de recours. Il y a les canaux traditionnels de la voie hiérarchique. S’ils ne fonctionnent pas, les gens savent qu’ils peuvent venir me voir. Mais les 9/10 des problèmes remontent par les canaux ordinaires qui sont propres, fluides. »
9) La gestion des conflits
Il poursuit : « Ce serait malheureux qu’il n’arrive jamais rien à la banque. Quand quelque chose survient sur un bateau, où d’habitude il n’arrive jamais rien, il sombre, car il est déjà en haute mer. Des mouvements d’insatisfaction ne sont pas à craindre. Il faut les gérer quand ils se produisent. C’est toujours instructif. C’est comme si vous dites à votre conjoint “je te quitte”, c’est un signal. Il faut qu’il réponde: “parlons-en”. »
10) Les relations intergénérationnelles
Il conclut par cette grande leçon d’humanisme : « Tous les êtres sont beaux à regarder. Il suffit pour cela de les aimer. »
Conclusion
La vie est et sera ce qu’elle fut, éphémère et amère. Abdelaziz Alami a vécu au service de sa passion : son métier et sa banque. Malgré sa réussite exceptionnelle, il est resté simple et humble. Il avait presque toutes les qualités du dirigeant modèle prônées par Hervé Séryex : un « épanouisseur » de talents, un générateur de projets, un libérateur d’autonomie, un multiplicateur d’énergies, un leader de progrès… Tout uniment, il était la quintessence de l’intelligence sociale. Il fit de la BCM, modeste banque domestique des années 70, un « champion national » à l’ambition panafricaine. Sa Majesté le Roi du Maroc a salué « les qualités humaines du défunt, son patriotisme sincère, sa culture remarquable, et une grande compétence dans le domaine de la finance et des affaires ».
Pierre-Gilles de Gennes citant H. Casimir, grand maître de la physique en Hollande, disait : « Presque tout ce que nous faisons est écrit sur le sable, et s’efface dans le vent. Toutefois, il nous est peut-être donné d’avoir une tablette de métal sur laquelle nous inscrirons un ou deux signes plus durables. »
Cet article est écrit sur le sable. Mais l’œuvre de Si-Alami est gravée sur l’airain. Sa bonhomie naturelle rappelle un autre poète, ancien président de la République française, Georges Pompidou qui mourut comme il vécut, sans « sans fleurs, ni couronnes » avec juste comme épitaphe, ses maux en ses mots : « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire, je souhaiterais que les historiens n’aient pas trop de choses à dire sur mon mandat ».
La fin des grands hommes est toujours triste. Mais leur souvenir reste éternel. Gageons, conjurons, adjurons que ceux qui se réclament de l’héritage managérial du De cujus, le « maître », puissent perpétuer son œuvre inamissible en faisant preuve de grandes qualités morales et humaines dans la conduite des affaires de la cité et de la construction de l’ambition africaine.
A ce sujet, convions à l’esprit cette assertion de l’ancien Grand chancelier des ordres nationaux du Mali, le Colonel Koké Dembélé : « Mourir après avoir accompli un devoir, c’est mériter de vivre toujours. » Chapeau bas, Monsieur le banquier-poète !
Cheickna Bounajim Cissé
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire