mardi 23 juillet 2019

CEDEAO : Pourquoi l'adhésion du Maroc bloque ?


L’émergentier Cheickna Bounajim Cissé, auteur de « FCFA - Face Cachée de la Finance Africaine » (BoD, 2019), analyse les enjeux et les contours de la future monnaie unique de la CEDEAO. (2ème partie du dossier "Les échos de l'ECO")
(Financial Afrik a publié le dossier complet. A lire avec le lien suivant : https://www.financialafrik.com/2019/07/21/les-echos-de-leco/)

« Le Maroc est un arbre dont les racines sont ancrées en Afrique mais qui respire par ses feuilles en Europe[1] », avait déclaré le roi Hassan II en 1986. S’inscrivant dans cette vision et pour pallier à sa longue absence de l’instance politique continentale (32 ans), le Maroc a opté pour une stratégie d’intégration de type spaghetti (Spaghetti Bowl Effet), mise en évidence par l’économiste Jagdish Bhagwati de l’université de Columbia. Depuis l’année 2000, il a signé plus de 1 000 accords au cours de la cinquantaine de visites royales effectuées dans plus de 30 pays africains. Entre 2013 et 2017, il a réalisé des investissements directs de 37 milliards de dirhams sur le continent[2], dans presque tous les secteurs d’activités économiques. Aujourd’hui, c’est le premier pays africain investisseur dans la zone UEMOA et le deuxième dans l’espace CEDEAO.
Mieux, depuis quelques années, le Maroc est omniprésent dans le quotidien des populations ouest-africaines. Difficile de voyager par avion sans un billet de Royal Air Maroc, difficile de communiquer sans utiliser le réseau du groupe Maroc Telecom, difficile de cultiver sans utiliser les engrais du groupe OCP, difficile de construire sans le ciment de CIMAF, difficile d’épargner et d’emprunter sans détenir un compte dans une filiale d’un groupe bancaire marocain (Attijariwafa bank, Banque Populaire, BMCE Bank of Africa), difficile d’utiliser sa carte bancaire sans passer par la technologie marocaine (HPS , S2M, M2M), difficile de s’assurer sans passer par les agences des compagnies marocaines (Saham, Wafa Assurance, RMA Watanya), difficile de se soigner et de se faire opérer gratuitement sans les caravanes médicales marocaines, difficile de faire des études supérieures sans passer par les écoles et universités marocaines, difficile d’être un imam de mosquée sans être formé au Maroc, difficile de manger sans avoir dans son assiette les produits alimentaires, les fruits et les légumes en provenance du Maroc, difficile de gérer ses déchets ménagers sans recourir aux services du groupe Ozone, etc. En un mot, difficile de passer une journée… sans utiliser un produit marocain. Le trait est certes un peu foncé, mais la réalité n’est pas très loin. L’économie a pris une grosse longueur d’avance sur le politique. Comme précurseurs de cette offensive généralisée du Maroc en Afrique, les groupes bancaires essaiment avec beaucoup de réussite leur modèle économique sur le continent. A la fois éclaireurs, financeurs et prescripteurs, ils ouvrent la voie aux autres champions nationaux qui n’ont qu’à dérouler sereinement leur stratégie export dans des marchés subsahariens, certes plus risqués mais à haut potentiel. Les relais de croissance sont ainsi créés.
Voilà avec quels atouts le Maroc frappe à la porte de la CEDEAO. Celle-ci lui a accordé le statut d’observateur depuis plusieurs années. Le 24 février 2017, un mois après son retour réussi dans l’Union africaine, le Royaume chérifien a candidaté pour être membre à part entière de la CEDEAO. Trois mois plus tard, lors du sommet de Monrovia du 4 juin 2017, les chefs d’État et de gouvernement de l’espace ouest-africain ont marqué leur « accord de principe[3] » à son adhésion. Ils ont mandaté un comité composé des Chefs d'Etat et de gouvernement de cinq (5) pays notamment la Côte d'Ivoire, le Ghana, la Guinée, le Nigeria et le Togo pour approfondir la réflexion sur cette demande d’adhésion et leur soumettre des propositions. Depuis cette date, rien. Presque rien, malgré les relances cordiales et fraternelles des dirigeants marocains. Quatre sommets de la CEDEAO sont déjà passés. Les études d’impact se succèdent et se ressemblent. Les réunions et les rencontres se multiplient et s’enchaînent. Mystère ! Du côté de Rabat, on rassure sans convaincre les « frères africains ». « La CEDEAO peut profiter de l'expertise et du savoir-faire marocain tant sur le plan économique, sur le plan des investissements, de la gestion des risques sécuritaires et notamment de l'expérience marocaine en matière de lutte contre la radicalisation, la lutte contre le terrorisme. Et l'idée, c'est de pouvoir faire un zoom sur ces avantages pour essayer de dépasser les réticences[4] », explique le bouillant président de l'Institut Amadeus Brahim Fassi-Fihri. Il tente de relativiser la portée du retard pris pour le compostage du ticket marocain : « Il est normal, voire sain pour toutes les parties, que l’adhésion du Maroc, puissance économique africaine et premier investisseur africain en Afrique de l’Ouest, dont le dynamisme des entreprises et notamment des institutions bancaires et financières est une réalité dans cette région, suscite des interrogations, donc des inquiétudes, et soit soumise à un cadre de négociations bien défini.[5] »
Malgré les réticences voilées ou dévoilées, l’adhésion du Maroc à la CEDEAO pourrait être un réel atout, autant pour l’organisation ouest-africaine que pour le royaume chérifien. C’est incontestable, au vu des chiffres et des perspectives. Traduit en langage financier, cela s’appelle de la croissance externe, un levier qui va non seulement surperformer la taille de la CEDEAO mais aussi permettre au Maroc d’accéder à un marché dix fois plus grand que le sien.  Avec cet élargissement, l’Atlantique sud sera relié au sud de la Méditerranée, à traversant au moins 16 pays africains. A terme, la CEDEAO pourrait être la 16e économie du monde, soit un gain projeté de 4 places au classement mondial.
Qu’est-ce qui bloque alors si tout le monde est gagnant ? Officiellement, aucun Etat membre de la CEDEAO ne s'oppose à l’intégration du Maroc. Mais à analyser de près, plusieurs questions et interrogations se posent, de part et d’autre, sous la cape ou à visage découvert, sans que les apaisements appropriés y soient donnés.
- Question du Sahara : Sur le plan de la diplomatie et de la politique interne, la question du Sahara relève de la haute priorité absolue (excusez du peu) pour le Maroc. Le Sahara fait partie de « l’éternel triptyque », avec Dieu et le roi (l’expression est de TelQuel[6]). C’est une ligne rouge qui ne peut être franchie au risque de soulever des rixes. Rabat attend de ses partenaires ouest-africains une convergence de vue sur sa « cause nationale ». D’ailleurs, l’étude d’impact sur l’adhésion du Maroc invite les pays de la CEDEAO à « anticiper sur la manière de gérer et résoudre » cette question, en raison du fait, estiment les auteurs de l’étude, que celle-ci « peut provoquer des divisions au sein des États membres actuels dans l’hypothèse probable de la validation de l’adhésion du Maroc[7] ».
- Question migratoire : L’immigration subsaharienne est un sujet délicat au Maroc. Les conditions de séjour des « Africains » sont très souvent critiquées par la presse locale se faisant l’écho des inquiétudes et des interrogations de la population.
Le 25 janvier 2013, le journaliste Karim Boukhari du très influent magazine marocain TelQuel signa un éditorial au titre détonnant plus qu’étonnant « Noirs et pas noirs ». En voici un extrait : « Beaucoup de Marocains ignorent qu’ils sont africains. Même quand ils connaissent les tracés de la géographie, les arcanes de l’histoire, les incessants ballets de la diplomatie souterraine, les secrets de la haute finance et de la coopération économique, et deux ou trois slogans tirés du discours officiel. Ils ignorent qu’ils sont africains même s’ils savent qu’ils le sont. Ils le sont et ils ne le sont pas à la fois. (…) Le mépris pour le continent noir, qui est sans limite, est si ancien qu’il a intégré jusqu’aux petites normes de la vie quotidienne[8]. »

Le 12 septembre 2014, dans le même média marocain, son directeur de publication d’alors, Abdellah Tourabi, emboucha la même trompette. Cette fois-ci, dans des termes plus incisifs. Dans son édito « Racisme ordinaire », il écrivit : « On a beau se gargariser de mots et de grands principes, inscrire dans la Constitution la dimension africaine de l’identité marocaine, affirmer que le royaume est un pays de tolérance et d’ouverture sur le monde, jurer que les Marocains sont des modèles d’hospitalité et de courtoisie, se revendiquer de l’islam et de sa vocation égalitaire, il y a un fait, une évidence, au goût amer et révoltant, qui se confirme de plus en plus : on vit dans un pays raciste et intolérant à l’égard des noirs subsahariens. Un constat que l’on peut avancer sans bémol ni nuance, tant la situation est devenue pourrie et nauséabonde. Toi, lecteur de ces lignes, combien de fois n’as-tu entendu des réflexions bêtes et inouïes sur ces « noirs qui envahissent le pays » et qui « menacent la santé et la sécurité des Marocains »? À quel nombre incalculable doccasions nas-tu pas été témoin de discussions racistes sur « l’hygiène et l’odeur des Africains »? Et n’as-tu pas eu droit, pendant des années, à des commentateurs sportifs, abrutis et incultes, qui parlent de « jungle » pour décrire les pays africains? Dans une société où il n’y a pas une famille qui n’ait un fils, un frère, une sœur ou un proche qui vit à l’étranger, et dont la plus grande hantise est de le voir subir le racisme dans son pays d’accueil, il est ahurissant de constater comment on inflige les affres de la haine et de la discrimination à ses propres immigrés. La multiplication des crimes et agressions qui visent les ressortissants subsahariens, les brimades et les humiliations quotidiennes, les pancartes infâmes des propriétaires qui refusent de louer leurs maisons aux Africains… sont une honte pour tout un pays. [9]»
Il faut s’empresser de souligner que TelQuel ne fut pas le premier journal marocain à écrire sur les conditions de vie des migrants subsahariens dans le royaume. A contresens, ô qu’il y en eût. Le 2 novembre 2012, par une douce matinée ensoleillée, sur la route qui me menait à mon office, je m’arrêtai chez le libraire du coin. Comme à l’accoutumée. Rien de particulier… jusqu’à ce que je découvrisse la couverture du magazine Maroc Hebdo


« Le Péril noir[10] », écrit en lettres d’or sur le regard ébaubi d’un subsaharien. La titraille fut insupportable. Autant pour la majorité des Marocains que pour l’« Africain » que je suis. Mais la réalité fût… Mes jambes m’enlacèrent les bras, mes bras me tombèrent dans les mains, mes mains m’enserrèrent la gorge. Et mon visage se décomposa. C’est quoi ça ? Avec le journal, soyeusement glissé dans la poche intérieure de ma veste, je cherchai ma route… La journée fut rêche. Et elle passa et d’autres encore… jusqu’à ce que je visse (impatient et inquiet) la livraison suivante du journal. A la une (toujours), on annonça « La réponse de Maroc Hebdo à la polémique sur le titre Le péril noir [11]». 


Le patron du journal, le très expérimenté Mohamed Selhami monta au créneau pour signer un billet intitulé « Des mots et des regrets », en réponse au tollé inédit que leur papier suscita. Pour ce qui dut être des « excuses » aux « lecteurs nationaux » et aux « frères africains » (pour reprendre ses termes), en raison du choix « inapproprié » du titre de la précédente parution, le billet du fondateur de Maroc Hebdo fut difficile à lire. Et l’est, encore, plus aujourd’hui. Les mots choisis n’ont pas été à la hauteur des maux qu’ils étaient censés apaisés. Le diplômé de l’Institut français de presse (mon aîné de 40 ans dans cette école) écrivit : « (…) Le Maroc a fourni le gîte et le couvert à ces immigrés africains (…). A ceci s’ajoutent les incommodités en tous genres que provoque la présence massive de ces Africains, plus ou moins pauvres, sans source de subsistance. Ce sont ces aspects-là, entre autres, que le dossier de Maroc Hebdo invite à débattre. Sans insinuations raciales et sans tabous.[12] » Plutôt effrayant, non ? Qu’en sera-t-il des peuples de la CEDEAO, quatre fois plus nombreux que les subsahariens de l’UEMOA, qui seraient autorisés à parcourir et à résider, à leur guise, de l’Atlantique sud au sud de la Méditerranée ?
Le Maroc fait face depuis plusieurs années à un afflux de migrants sur son sol en provenance essentiellement d’Afrique de l’Ouest et du Centre. Il y a ceux, peu nombreux, qui viennent pour y résider et les autres, très nombreux, qui y transitent pour tenter de joindre l’Europe. Dans les deux cas, il y a des problèmes sociaux, sécuritaires et économiques qui se posent et que les médias marocains exposent. « La transformation progressive d’un Maroc, pays de transit vers l’Europe, en terre d’accueil et d’immigration pour des milliers d’Africains, a changé la donne. Le Subsaharien n’est plus cet individu de passage, pour lequel le Maroc n’est qu’un pont vers l’Espagne. Il fait désormais partie du paysage, en s’installant, travaillant et fondant un foyer au Maroc. Une présence qui intrigue et dérange beaucoup de nos concitoyens, qui y voient une menace économique et sécuritaire[13] », faisait observer l’ancien éditorialiste Abdellah Tourabi du magazine TelQuel. Pour le directeur de publication de Maroc Hebdo Mohamed Selhami, « le Maroc est coupable de laxisme volontaire aux yeux des Européens ; et il passe pour un faux frère aux yeux des Africains[14] ». C’est ainsi que le Royaume chérifien a pris des mesures particulières envers certains pays d’origine des migrants. En effet, depuis le 1er novembre 2018, un mois avant la tenue du sommet mondial de la migration sur son sol (hasard de calendrier ?), il a soumis les ressortissants de trois pays africains, dont deux de l’espace CEDEAO (Guinée et Mali), jusque-là exempts de visa, à une nouvelle procédure d’entrée sur son territoire, à savoir l’« Autorisation électronique de voyage au Maroc (AEVM) ». Pour les autorités marocaines, ce n’est pas un visa, c’est juste une « mesure expérimentale » de « collecte d’information pour lutter contre certains réseaux de trafic[15] », destinée à « fluidifier le passage au niveau de la frontière[16] ». Malgré cet habillage diplomatique et cette précaution langagière, l’AEVM suscite l’incompréhension des populations ouest-africaines touchées qui peinent à comprendre cette « régulation des flux[17] », ce durcissement des conditions d’entrée sur le territoire marocain au moment où ce pays frappe, avec insistance, à la porte de la CEDEAO. Même, si on peut admettre sur le bout des lèvres que l’AEVM n’est pas une restriction, il serait approprié de reconnaitre tout au moins que c’est une contrainte. Or, le Traité révisé de la CEDEAO du 24 juillet 1993 dispose en son article 59 de la libre circulation des citoyens de la communauté d’un Etat à un autre sans entrave ni contrainte. Mieux, la quarante sixième session ordinaire de la conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement, tenue à Abuja le 15 décembre 2014, a institué une carte d’identité biométrique CEDEAO valable dans tout l’espace communautaire. Comment cette libre circulation des personnes et des biens peut-elle s’accommoder avec les lois et politiques migratoires actuelles du Maroc ainsi que les engagements internationaux de ce pays vis-à-vis de ses partenaires européens ?
- Problématique monétaire : Le Nigeria, et bientôt le Maroc ou la Tunisie accepteront-ils de troquer leur naira, leur dirham ou leur dinar contre l’ECO, la monnaie unique de la CEDEAO ? C’est plus facile à dire et à écrire qu’à réaliser. Aussi, la banque centrale marocaine (Bank Al-Maghrib) va-t-elle s’effacer au profit de la banque fédérale de la CEDEAO et même accepter que la monnaie unique ainsi adoptée soit imprimée en France (comme le franc CFA) alors qu’elle dispose de sa propre imprimerie qu’elle a mis tant d’années à bâtir ? Le projet de la monnaie unique pourrait-il freiner les ardeurs du Maroc au point de l’amener à renoncer à sa demande d’adhésion à la CEDEAO ?
- La problématique de la « discontinuité territoriale » : L’analyste politique Gilles Olakounlé Yabi pense que « l’appartenance (du Maroc) à l’espace géographique ouest-africain est discutable[18] ». Le président de l'Institut Amadeus Brahim Fassi-Fihri n’est pas de cet avis. Il estime que « l’Afrique de l’Ouest correspond au prolongement géographique naturel du Royaume, tant son enracinement à la fois économique, politique, culturel et cultuel à cette Région est incontestable[19] ». Dans une étude présentée en octobre 2018, l’Institut royal des études stratégiques (IRES) estime que « la demande du Maroc trouve ses raisons dans l’importance et l’ancienneté des liens entre le pays et nombre d’Etats membres de la Communauté ouest-africaine, lesquels se sont renforcés ces dernières années aux plans économique, politique et culturel[20] ». La question de l’appartenance géographique pourrait être résolue avec le retour de la Mauritanie dans l’espace CEDEAO. Ce pays de l’Afrique de l’Ouest avait claqué la porte de l’organisation sous-régionale en 2000, lui préférant l'Union du Maghreb arabe (UMA) qu’il partage avec l'Algérie, la Libye, le Maroc et la Tunisie. Sa demande de réintégration à la CEDEAO avait été ajournée lors du sommet du 4 juin 2017 à Monrovia. Tout porte à croire que la validation de son retour ne sera qu’une affaire de mois. Vous avez bien dit intégration ? Pour quelques esprits insistants et persistants, admettons – ce n’est pas simplement une hypothèse et, pour peu, cela pourrait être une thèse – que le Ghana, le Liberia, ou… le Nigéria demandent leur adhésion à l’UMA, la communauté économique régionale (CER) de l’Union africaine censée renforcer l’intégration des pays d’Afrique du Nord. Piaillerie ou raillerie ?
- Problématique de la langue et de la culture : Cinq langues officielles vont cohabiter dans l’espace CEDEAO avec l’entrée du Maroc. L’arabe et l’amazighe s’ajouteront au français, à l’anglais et au portugais. Dans un monde globalisé et de plus en plus connecté, cela ne devrait pas poser de gros problèmes. Dans l’Union Européenne (UE), il y a 28 Etats membres et 24 langues officielles. Cette analyse est partagée par le président du groupe Bank of Africa Brahim Benjelloun Touimi pour qui la multiculturalité n’est pas un obstacle mais plutôt une richesse. « La langue commune, me semble-t-il, des peuples ce sera la langue de la démocratie et de la paix. (…) Et la langue des affaires, ce n’est pas l’anglais, c’est la langue d’un environnement sain et propice pour les affaires[21] », a précisé le banquier marocain.
- Problématique de leadership : S’il est généralement admis que les petits détestent les nains, il est tout aussi aisé de comprendre l’apathie des géants pour les grands. Quand la sixième économie africaine, par la taille de son produit intérieur brut, rencontre la première du continent, nul besoin de lire dans une boule de cristal ! Les échanges vont aller bien au-delà des « salamalecs » et des « greetings ». L’arrivée du Maroc créera un bouleversement de positionnement (géopolitique et géoéconomique) au sein de la CEDEAO. Primo, avec un PIB de 109,1 milliards de dollars US réalisé en 2017, le Maroc ravira le second rang économique au Ghana qui sera relégué mécaniquement à la troisième place. Secundo, le Maroc pourrait être un « levier de contre-balancier » (l’expression est de Adama Gaye, ancien directeur de communication de la CEDEAO) à la surpuissance nigériane. Ce pays qui représente 68% du PIB de la CEDEAO pourrait voir sa part diluée et ramenée à 57%. Les milieux d’affaires ouest-africains en sont inquiets. Et ils le font savoir. « Le secteur bancaire marocain est inaccessible à des banques ivoiriennes, sénégalaises ou encore gabonaises alors que celles-ci sont directement concurrencées sur leur propre marché par leurs homologues marocaines. Le deal n'est donc pas aussi win-win qu'il est présenté…[22]», dénonce un acteur d'une banque panafricaine. Le prédisent de la puissante Association des entreprises manufacturières du Nigeria (MAN), Frank Udemba Jacobs, a notamment déclaré en septembre : « Nous exhortons le gouvernement fédéral à s’opposer à (l’adhésion du Maroc à la CEDEAO) qui serait catastrophique pour le secteur productif de notre économie », avant d’ajouter : « Nous savons que le Maroc est lié par plusieurs traités commerciaux à l’Union européenne. Les produits européens qui arrivent au Maroc finiront donc forcément au Nigeria, le plus grand marché ouest-africain. Nous nous opposons avec véhémence à cette adhésion[23]. » C’est dire que la bataille – saine (c’est un vœu) – pour le contrôle de ce nouvel espace économique (CEDEAO version élargie) risque d’être rude entre le sud de la Méditerranée et le sud de l’Atlantique. Il faut trouver des complémentarités et créer des synergies pour que les prises de décisions et leur mise en œuvre soient aisées. Et il y a des signes d’espoir. Au-delà des doutes raisonnables et des certitudes probables, exprimés ici et là  de façon légitime, les relations entre le Nigéria et le Maroc sont prometteuses. Au cœur de ce partenariat, le mégaprojet de la construction du gazoduc atlantique long de plus de 5 660 kms et dont le coût est estimé entre 20 et 25 milliards de dollars[24]. Lancé le 15 mai 2017, à la faveur d’un protocole d’accord entre les deux pays, il doit relier l’Atlantique Sud au Sud de la Méditerranée en connectant 14 pays africains. Il contourne le projet concurrent du gazoduc transsaharien (dit aussi NIGAL) lancé en juillet 2009 et qui doit relier le Nigéria à l’Algérie. Au-delà des soubresauts géopolitiques entre les deux voisins maghrébins à l’origine de la panne de l’UMA, l’Algérie demeure le premier partenaire africain du Maroc en termes d’échanges. Selon le rapport annuel 2018 de l’Office chérifien des Changes sur le commerce extérieur[25], la facture de l’importation de gaz de pétrole du Maroc s’est élevée à 15 601 millions de dirhams pour l’année 2018, dont 36,6% provenait de l’Algérie (5 704 millions de dirhams), loin devant les Etats-Unis (24,1%) et le Royaume-Uni (11,5%).
Finalement pour intégrer la CEDEAO, le Maroc va-t-il opter pour une adhésion à la carte ? Rien ne s’y oppose. En théorie. Le Vieux continent en est l’exemple : Union Européenne (UE, 28 pays), Espace Schengen (22 pays de l’UE) et Zone Euro (19 pays de l’UE). Mais, est-ce possible pour la CEDEAO ? Tout porte à croire que les dirigeants ouest-africains eussent opté pour un pack unique assorti d’une approche graduelle.
À la tête de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) depuis mai 2018, l’ancien ministre marocain des Affaires étrangères Salaheddine Mezouar se veut optimiste : « Il ne s’agit pas de s’arrêter aux petits problèmes qui existent – aucune construction ne s’est faite facilement – , mais il faut se projeter.[26] » Interrogé sur la chaîne Medi1TV le 11 mars 2017, le banquier marocain Brahim Benjelloun Touimi a une formule bucolique pour meubler la longue attente : « L’intégration (du Maroc à la CEDEAO), ce sera davantage un voyage qu’une destination[27] » Sa sagesse n’est pas éloignée du point de vue de l’actuel ministre marocain des affaires étrangères et de la coopération internationale Nasser Bourita qui déclarait en août 2017 : « L’adhésion est une construction sui generis, il n’y a pas de manuel prêt à l’emploi, il faut faire preuve d’ingéniosité et de flexibilité en gardant en vue les objectifs[28] ». Et il n’a pas tort. Jean Jaurès ne disait-il pas que « le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel » ?
Alors Maroc insistant ou désistant ? Dans tous les cas, si la CEDEAO des 15 pays échoue à admettre en son sein un seul candidat africain, qu’en sera-t-il de l’Union africaine (UA) avec 55 membres, si cette dernière, en plus de sa vocation politique très critiquée, devrait revêtir une réelle dimension économique, financière et monétaire avec à la clé la monnaie unique africaine ? Il faut simplement espérer que les différents obstacles évoqués ci-dessus soient plus des opportunités à partager et à défendre que des freins à l’émergence de l’Afrique. C’est le sens de mon combat et tout l’intérêt de cette étude.

Cheickna Bounajim Cissé, l’émergentier
Économiste et essayiste, il est le Président de la Commission « Banques & Compétitivité » du CAVIE (Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique). Titulaire d’un MBA de l’Université de Paris Dauphine et de l’IAE de Paris, il est détenteur d’un Master professionnel Sciences Politiques et sociales – option Journalisme de l’Institut Français de Presse (Université Panthéon-Assas), possède une Maîtrise en gestion des entreprises de l’ENA de Bamako et est diplômé d’études supérieures en Banque (ITB – CNAM de Paris). Il est l’auteur de l’acronyme MANGANESE, désignant neuf pays africains émergents ou en voie de l’être. Il se définit comme un « émergentier », un activiste de l’émergence de l’Afrique. Il est contributeur pour plusieurs médias et auteur de plusieurs publications, dont « Les défis du Mali nouveau » (Amazon, 2013, 269 pages), « Construire l’émergence, un pacte pour l’avenir » (BoD, 2016, 736 pages), « FCFA : Face Cachée de la Finance Africaine » (BoD, 2019, 452 pages). 


[1] https://www.lepoint.fr/monde/maroc-tout-pour-la-dynamique-sud-sud-26-03-2019-2303866_24.php#
[2] https://www.leconomiste.com/flash-infos/les-investissements-marocains-en-afrique
[3] « Cette demande d’adhésion a été « enregistrée » lors du 51eme Sommet de la CEDEAO, à Monrovia en Juin dernier, où les pays membres ont exprimé leur « accord de principe », dans la version française du communiqué final de ce Sommet, qui dans sa version originale en anglais, évoque plus subtilement les termes « takes note » (« prend note » – paragraphe 59) et « supports in principle » (« soutient en principe » – paragraphe 61) » ; en ligne : www.medays.org/fr/maroc-cedeao/
[4] http://www.rfi.fr/afrique/20180421-maroc-convaincre-adhesion-cedeao-cote-ivoire
[5] https://www.medays.org/fr/maroc-cedeao/
[6] https://telquel.ma/2015/10/02/edito-sur-sahara-pas-peur-des-mots_1464854/?utm_source=tq&utm_medium=normal_post
[7] http://www.leseco.ma/les-cahiers-des-eco/afrique/62737-maghreb-cedeao-quel-partenariat.html
[8] https://telquel.ma/2013/01/25/Noirs-et-pas-noirs_555_5956/?utm_source=tq&utm_medium=normal_post
[9] https://telquel.ma/2014/09/12/racisme-ordinaire_1415876/?utm_source=tq&utm_medium=normal_post
[10] Maroc Hebdo n° 998 du 02 au 08 novembre 2012 ; en ligne : https://maroc-hebdo.press.ma/archives/le-peril-noir
[11] Maroc Hebdo n° 999 du 09 au 15 novembre 2012 ; en ligne : http://www.maroc-hebdo.press.ma/archives-mhi/index.php?annee=2012
[12] https://www.ccme.org.ma/images/documents/fr/2012/11/MHI_9_nov.pdf
[13] https://telquel.ma/2014/09/12/racisme-ordinaire_1415876/?utm_source=tq&utm_medium=normal_post
[14] https://www.ccme.org.ma/images/documents/fr/2012/11/MHI_9_nov.pdf
[15] https://maliactu.net/mali-le-ministre-marocain-nasser-bourita-a-propos-de-lautorisation-electronique-de-voyage-au-maroc-aevm-seulement-la-tranche-dage-de-18-a-42-ans-est-concernee-par-l/
[16] https://telquel.ma/2018/11/01/nouvelle-procedure-dentree-au-maroc-pour-trois-pays-africains_1616332/?utm_source=tq&utm_medium=normal_post
[17] http://www.malinet.net/flash-info/entretien-avec-sem-hassan-naciri-ambassadeur-de-sa-majeste-le-roi-du-maroc-au-mali-sur-lautorisation-electronique-de-voyage-au-maroc-aevm-laevm-nest-pas-un-vis/
[18] https://www.jeuneafrique.com/449600/politique/maroc-cedeao-adhesion-beaucoup-de-questions/
[19] https://www.medays.org/fr/maroc-cedeao/
[20] https://fr.hespress.com/81658-le-maroc-abandonnera-il-le-dirham-pour-leco-de-la-cedeao.html
[21] https://www.youtube.com/watch?v=1XuAR25Bm3Q
[22] https://www.lepoint.fr/monde/maroc-tout-pour-la-dynamique-sud-sud-26-03-2019-2303866_24.php#
[23] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/10/12/le-maroc-a-la-cedeao-une-adhesion-loin-de-faire-l-unanimite_5200011_3212.html
[24] https://www.agenceecofin.com/hebdop3/0802-63838-gazoduc-nigeria-maroc-le-moment-de-s-interroger-sur-la-viabilite-du-projet
[25] https://www.oc.gov.ma/sites/default/files/2019-07/Rapport%20BC_2018.pdf
[26] https://www.jeuneafrique.com/mag/759504/economie/maroc-pour-salaheddine-mezouar-cgem-lintegration-africaine-est-une-priorite/
[27] https://www.youtube.com/watch?v=1XuAR25Bm3Q
[28] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/10/12/le-maroc-a-la-cedeao-une-adhesion-loin-de-faire-l-unanimite_5200011_3212.html




















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