Une équipe technique du Fonds monétaire international (FMI) a séjourné
du 12 au 25 septembre 2014 au Mali, dans le cadre de la deuxième revue 2014 du
Programme triennal, avec en toile de fond, la vérification de l’acquisition de
l’aéronef présidentiel et de certains marchés d’équipements et matériels
militaires. En cause, plusieurs dépenses incriminées qui ont été engagées ou
réglées en violation présumée des règles de bonne gouvernance. Les audits de
ces différents marchés recommandés par le FMI, ont été diligentés par les Autorités
maliennes. Les auditeurs commis ont pu enquêter sans être contrariés,
semble-t-il, dans un domaine aussi sensible que la défense nationale.
L’exercice était formel mais l’issue était prévisible. Les premières conclusions
de ces investigations ont été sans appel. Par exemple, sur un seul contrat de
fournitures militaires de FCFA 69 milliards, il y a eu une surfacturation de 29
milliards de francs CFA, d’autres sources avancent 38 milliards de FCFA ! Et
cela en rajoute à la couche déjà caustique. La honte est totale. Le déshonneur
est intégral. Le citoyen malien, mains sur la tête, bras tendus vers le ciel,
larmes aux chevilles, estomac au talon, réclame justice ! La communauté
internationale, toutes oreilles dressées et yeux riboulants, exige de la
transparence, des coupables et des sanctions !
Les Autorités maliennes ont décidé de corriger et de sévir au besoin. Le
rapport de la Cour Suprême a été publié. Une quinzaine de marchés incriminés
ont été, partiellement ou totalement, annulés. Certains textes de loi ont été
revisités. Tout doit se jouer avant décembre 2014, date de la réunion du
conseil d’administration du FMI devant statuer sur les conclusions des première
et deuxième revues de la Facilité élargie de crédit (FEC) du Mali. Et les
enjeux vont bien au-delà de cette modeste ligne. A Bamako, la météo
juridico-politico-financière n’autorise aucune éclaircie. Et l’orage gronde
dans les chaumières. Le temps des feuilles mortes est annoncé.
Courage et responsabilité
Il faut saluer la presse malienne pour son rôle avant-gardiste,
notamment le journal d’investigations Le Sphynx
qui a bravé le silence et s’est affranchi de la peur pour porter sur la place
publique l’acquisition, dans des conditions assez troubles, de l’aéronef
présidentiel et de certains matériels et équipements militaires. Il faut aussi
saluer l’opposition politique pour son insistance à mettre au grand jour ces
faits présumés ou supposés de mauvaise gouvernance.
Il faut donc se féliciter, en définitive, de la bonne marche
de la démocratie au Mali : une majorité qui gouverne et s’assume, une
opposition qui critique et dénonce, une presse responsable et indépendante qui
collecte l’information, la traite, la recoupe et en informe le public. Enfin, dans
cet exercice démocratique et avec le recul, il faut simplement regretter
quelques dérapages tannants et passions oiseuses, ainsi d’ailleurs que toutes
ces remises en ordre inutiles et inefficaces. Pas moins que la partialité de
l’émotion, les accusations excessives et les amalgames maladroits, dont on peut
dès aujourd’hui en faire l’économie avec une dose raisonnable d’explication,
d’ouverture et de responsabilité. En attendant, se poursuit le jeu de traque et
d’esquive.
Mais, l’essentiel est que le chemin du Mali nouveau soit déblayé. Et
que la liberté d’expression puisse définitivement mettre fin au consensus
stérile, inefficace et improductif. Il faut, enfin, souhaiter que les autres
institutions de la République et les structures de contrôle jouent aussi pleinement
leur rôle à l’animation du jeu démocratique et à l’affermissement de la bonne
gouvernance, sans calcul personnel, sans faux-fuyant, dans le respect strict
des lois de la République. Et le peuple malien, qui a trop souffert de la
fragilité de ses institutions et de la corruption de certains de ses
gouvernants, puisse mieux se porter. Est-il besoin de le rappeler ? Le
Mali n’est le patrimoine de personne. Le Mali n’est et ne sera le champ de
personne, d’aucun groupe social, politique, racial, géographique, économique,
et que l’on peut défricher à son aise, semer, récolter et distribuer à tour de
bras à la coterie. Le Mali c’est d’abord
pour le peuple malien, c’est aussi pour l’Afrique et l’Humanité.
Transparence
Il faut recevoir la transparence des Autorités maliennes.
Transparence tardive ou transparence imposée ? Qu’importe l’angle
d’analyse ! Rares sont les pays en Afrique et même dans le reste du monde
dont les autorités acceptent d’exposer leurs entrailles, « les linges
sales » en public. Le rapport officiel, intégral, définitif de la Cour
Suprême signé le 15/09/2014 a été mis en ligne, avec accès libre et sans
restriction, sur le site de la primature (http://www.primature.gov.ml/).
Il faut aussi saluer la détermination du gouvernement de la
République du Mali à faire toute la lumière sur ces affaires en collaborant
avec diligence et efficacité avec les Missions d’audit pour la manifestation de
la vérité.
Il faut louer le « travail de fourmi » abattu
pendant trois mois par les Conseillers de la Cour Suprême (deux de la section
des comptes et un de la section administrative), « en toute indépendance,
sans aucune menace ni intimidation » selon leurs propos rapportés. Ils ont
écumé tous les textes légaux, réglementaires et administratifs pour faire cet
« audit de conformité et de régularité de l’acquisition de l’aéronef et
des équipements et matériels militaires ». Le livrable, bien qu’il soit
critiquable – qui peut d’ailleurs croire le contraire – semble être conforme à
la mission confiée par le Premier ministre, par lettre confidentielle n°
357/PM-CAB du mois de juin 2014. Le commanditaire et les destinataires du
rapport apprécieront mieux. Déjà, selon l’avis du chef de Mission du FMI :
« Le Bureau du Vérificateur Général et la Cour Suprême ont fait un
excellent travail ».
En incipit de mon analyse et de mes commentaires, je veux
faire deux précisions :
-
Par principe, je suis opposé à toute idée de
fragilisation des institutions de la République. Mes écrits et mes prises de
position n’ont pas varié d’un iota sur ce point. Je trouve exaspérant, au
surplus, j’en ai été indigné que depuis plusieurs mois le peuple malien ait été
tenu et retenu en haleine par l’affaire d’un aéronef de seconde main acheté
pour servir d’avion de commandement pour le chef de l’Etat. Et ainsi détourner les
pauvres populations des priorités essentielles qui assaillent leur quotidien :
la paix, la sécurité, le pouvoir d’achat, l’autosuffisance alimentaire,
l’alphabétisation…
-
Maintenant que les documents confidentiels et
sensibles relatifs à ces différentes acquisitions ont été déclassés et audités,
les professionnels doivent se prononcer avec un objectif précis :
rectifier et ajuster ce qui peut l’être, annuler ce qui est inutile et sans
préjudice, sanctionner ceux qui se sont rendus coupables d’infractions et
surtout faire en sorte que de telles affaires ne puissent plus se reproduire.
Et pour la prescription, elle est presque universelle : réviser les textes
formulés en des termes indument larges et revoir le casting (les hommes et les
femmes qui sont sensés les exécuter, les contrôler et les suivre). C’est la
raison principale de mon intervention sur ce dossier.
Les mécanismes d’alerte ?
Ces précisions faites, place à deux interrogations qui
étreignent ma muse, ma plume et en définitive ma conscience.
Pourquoi avoir attendu que le Fonds monétaire international
(FMI) ait décidé de geler ses décaissements au Mali, le temps de voir plus
clair dans certains contrats publics, pour que le Gouvernement malien décide de
faire mener des audits par ses propres structures de contrôle ?
Pourquoi certaines structures de contrôle dotées de pouvoirs
étendus et disposant de moyens conséquents, malgré les révélations à profusion
dans la presse, souvent avec force détails, relayées par l’opposition politique
sur des irrégularités présumées dans la passation des contrats publics
querellés, ne se sont pas autosaisies comme la loi malienne les y autorise?
Je veux être précis en prenant l’exemple de trois
structures centrales du dispositif de contrôle des comptes publics au Mali
: la Section des Comptes de la Cour Suprême, le Bureau du Vérificateur Général
et le Contrôle Général des Services publics.
-
La Cour Suprême : Les dispositions de
l’article 82 de la loi n° 96-071 du 16 décembre 1996, portant loi organique
fixant l’organisation, les règles de fonctionnement de la Cour Suprême et la
procédure suivie devant elle, « la Section des Comptes peut, à tout
moment, exercer tout contrôle soit de sa propre initiative […] ». Pourquoi
la Section des Comptes ne s’était-elle pas autosaisie pour enquêter sur ces
affaires qui agitaient pendant de longs mois le microcosme politico-médiatique
malien et qui pouvaient constituer des menaces réelles pour les finances
publiques ?
-
le Bureau du Vérificateur Général : La loi
n° 2012-009 du 08 février 2012, abrogeant et remplaçant la loi n°03-30 du 25
aout 2003 instituant le Vérificateur Général, stipule en son article 14 :
« Le Vérificateur Général peut se saisir d'office de toute question
relevant de sa compétence. » Pourquoi le Vérificateur Général, en tant que
autorité administrative indépendante (article 1er), ne pouvant
recevoir d’instruction d’aucune autorité (article 11) et disposant de
l’autonomie de gestion (article 21), n’a pas diligenté une mission d’audit pour
« contrôler la régularité et la sincérité des dépenses effectuées »,
de « vérifier les concours
financiers accordés par l'Etat à tout organisme », etc. En somme de contrôler
les faits incriminés, présumés graves, pouvant entacher les comptes publics de
la nation ?
-
Le Contrôle Général des Services publics : L’Ordonnance
n° 00-051 / PRM du 27 septembre 2000 portant création de Contrôle général des
Services publics (CGSP), dispose en son article 2 au titre de ses
missions que le CGSP « effectue, à la demande de l'autorité
hiérarchique ou sur initiative propre après consultation de ladite autorité,
toutes enquêtes ou missions particulières ». Article 5 : « Pour
l'accomplissement de leurs missions, les membres du Contrôle Général des
Services Publics disposent du pouvoir d'investigations le plus étendu et du
droit de se faire communiquer tout document qu'ils jugent utile. » Article
4 : « Le secret professionnel ne peut leur être imposé ». Le
CGSP a-t-il pris cette initiative ? Sa hiérarchie (le Premier ministre suivant
Décret n° 2014-0289/PM-RM du 30 avril 2014 portant répartition des services
publics entre la primature et les départements ministériels) a-t-elle été
saisie d’une telle initiative ?
Soyons clair, il se peut que ces structures aient déjà usé
de leurs prérogatives légales bien avant leur saisine par le Premier ministre
et que cette information n’ait pas été portée au public. Leur réaction peut
donc précéder mes questionnements.
De façon plus générale, pourquoi les mécanismes du « système
d’alerte » n’ont pas marché ? Les structures de contre-pouvoir
fonctionnent-elles efficacement au sein de nos administrations publiques ?
Au-delà du pléthore de structures de contrôle, a priori et a posteriori, dont
j’ai toujours proposé la rationalisation, pourquoi la « couronne »
des chefs, composée de « fous du roi » et de « folles de la
reine », de conseillers, de chargés de missions, d’attachés, de directeurs
et de coordonnateurs (et j’en passe des meilleurs) n’a pas fonctionné ?
Certains cadres ont-ils donné l’alerte ? Si oui, pourquoi n’ont-ils pas
été écoutés et leurs légitimes inquiétudes prises en compte par leurs
chefs ?
En définitive, il est regrettable que tous ces errements qui
mettent à pilori la gouvernance malienne soient sous l’effet d’un diktat
extérieur.
La saison des feuilles mortes
Le président qui avait voulu
faire de l’année 2014, l’année de lutte contre la corruption et du réarmement
moral des forces de défense et de sécurité, accuse le coup en attendant de
donner des coups. Il sévira, à coup sûr, et sévira de façon ferme et
exemplaire. Et nul ne sera épargné, même pas son propre entourage s’il est
avéré que certains ont mis la main dans le pot de confiture.
Son premier ministre, dans une
récente interview publiée le 07/10/2014 a donné le ton : « Pour les hauts
fonctionnaires, une sanction administrative : ils seront démis de leur poste
quel que soit leur rang, ministre compris le cas échéant. Pour les autres acteurs,
une sanction juridique : nous transmettrons le dossier à la justice. Le parquet
appréciera s’il y a lieu de poursuivre ou pas. Soyez assurés que ce sera fait.
Nul n’est au-dessus des lois. » Peut-être vous me direz que c’est encore du
« baga baga », traduisez du « bluff », du « slogan
creux répété à satiété ». Non, cette fois-ci, je veux être convaincu que
c’est du costaud. Il y va de la crédibilité du mandat que le peuple malien a
confié au président de la République. Il a promis, dès les premières heures de
son accession à la magistrature suprême, qu’il n’y aura « pas de partage de
gâteau! », que ce sera « Le Mali d’abord ! ». Et son leitmotiv, plus qu’un
slogan de campagne devrait être la marque de fabrique de sa gouvernance :
« Pour l’honneur du Mali ! Pour le bonheur des Maliens ! »
A l’heure des comptes, le décompte pourrait surprendre. A écouter et à lire les
Maliens de l’intérieur comme de la diaspora, les mécomptes pleuvent comme des
hallebardes, tant les attentes sont nombreuses, tant les actions durables se
font attendre. Et le chef de l’Etat n’est qu’au début de son mandat
quinquennal. Il faut du côté du peuple un peu de patience, de la critique
constructive mais de l’engagement ferme et du côté des gouvernants, des hommes
compétents et intègres, du rythme et de la cadence, des actes concrets et
mesurables, de la justice et de la bonne gouvernance, de la cohérence et de la
constance. Et pour mettre tout cela en musique, il faut la paix, la sécurité et
la réconciliation. Et il y va du devenir du Mali : sombrer définitivement
dans la magouille, la corruption et les arrangements entre petits amis ou se
redresser et devenir la République exemplaire tant souhaitée par ses
dirigeants, par les populations et la communauté internationale. Dans ces conditions,
l’émergence économique quittera définitivement le stade de l’incantation et de
la profession de foi pour se matérialiser concrètement sur le terrain.
Le coût réel de
l’avion ?
C’est devenu un véritable serpent de mer. Le rapport de la
cour Suprême ne met pas fin à la polémique sur le coût réel d’acquisition de
l’avion. Par contre, il donne assez d’éléments pour y parvenir. Il faut
rappeler qu’au cours des débats à l’Assemblée nationale sur sa Déclaration de
politique générale (DPG) en mai 2014, le Premier ministre avait annoncé que
l’avion a été acheté « aux meilleures conditions du marché » à FCFA 20
milliards (y compris les frais de transport, l’assurance, les intermédiaires,
etc.), en respectant toutes les procédures. Bien avant, le Président de la
République, semble-t-il, aurait avancé le prix de 17 milliards de FCFA, devant
ses compatriotes, lors d’une de ses visites au Maroc. Du coup, le même avion
s’est retrouvé avec plusieurs prix d’acquisition annoncés. Et la presse et
l’opposition en ont fait les choux gras de cette dissonance.
I-
POINTS
ESSENTIELS A RETENIR
1- Acquisition de
l’avion présidentiel
- Le Rapport de la Cour Suprême constate que l’opération
d’acquisition de l’aéronef a été faite sur la base d’un contrat de « gré à
gré » alors qu’elle aurait pu être réalisée, selon les enquêteurs, sur la
base d’une « consultation restreinte » avec l’assistance des services
techniques spécialisés (Ministère en charge des Transports et l’Agence
nationale de l’aviation civile). Les Conseillers de la Cour poursuivent que
l’urgence ne pouvait être évoquée dans ce dossier.
- Le prix d’acquisition de l’aéronef arrêté par la Mission
de la Cour Suprême s’élève à la somme totale de 19,033 milliards de FCFA. Il a
été payé « cash » par le Trésor public malien en plusieurs tranches (entre
le 15/01/2014 et le 1er août 2014).
- Pour la mobilisation de cette somme, le Ministre en charge
des finances, ordonnateur principal du budget d’Etat, a eu recours à un emprunt
à moyen terme (CMT) auprès d’une banque de la place à hauteur de FCFA 17
milliards (89% du coût de l’investissement) au taux de 8% sur une maturité de 5
ans (dont 1 an de différé). En sus de ce taux facial, la banque prêteuse a
précompté FCFA 196 millions au titre de divers frais (commissions d’arrangement
et de gestion, frais et accessoires). In fine, selon les compléments
d’informations fournis à la télévision nationale par le Président de la section
des comptes de la Cour Suprême, le coût réel de l’emprunt bancaire sera de 22
milliards de FCFA.
- En tenant compte des intérêts du crédit et des frais liés
à sa mise en place soit FCFA 5,196 milliards (se référer au tableau
d’amortissement du prêt), le CMT de FCFA 17 milliards coûtera, in fine, FCFA 22,196
milliards à l’Etat malien.
- A ce stade d’information, suivant nos recoupements, le coût réel d’acquisition de l’avion
présidentiel pour les comptes publics est de FCFA 24,196 milliards. Ce
montant ne prend pas en compte les frais d’assurance et d’entretien éventuels
que l’avion exposerait au cours de son exploitation normale.
- La Mission a noté que les paiements ont été faits sans
s’assurer de la disponibilité des crédits budgétaires et de la validité de la
créance (absence de certaines pièces justificatives nécessaires). Les paiements
ont été faits en violation de plusieurs textes réglementaires qui exigent le
visa du Contrôle Financier et, relativement à l’emprunt bancaire, l’avis du
Comité national de la dette publique.
2- Achat
d’équipements militaires
- Les Conseillers de la Cour suprême ont enquêté sur trois
contrats de matériels et d’équipements militaires dont les fournisseurs
sont : Guo Star sarl, Paramount Ltd et Société A.D. Trade Ltd. Les
paiements sont sur deux ou trois exercices. En réponse au rapport provisoire de
la Cour Suprême, le Ministre en charge des Finances a informé la Mission de
l’annulation des contrats de Paramount Ltd et Société A.D. Trade Ltd.
- Le premier contrat, non visé par le Contrôle Financier, est
toujours valide. Il porte sur un montant total de FCFA 69,184 milliards. Il s’étale
sur 36 mois, à partir du 1er décembre 2013. Les paiements devaient
se faire en deux tranches : 50% payable au 31 mai 2015 et 50% au 31 mai
2016 sur le Budget d’Etat. Le 30/12/2013 par courrier adressé au banquier de
Guo Star, le Ministre de l’Economie et des Finances a donné une lettre de
confort et a modifié le planning de paiement en s’engageant à payer 25% du
marché soit FCFA 17,296 milliards sur l’exercice budgétaire 2014. Or, selon les
termes du Protocole d’accord (art. 35), toute modification devrait faire
l’objet d’un avenant. Pour la bonne fin de l’opération, l’Etat a accordé une
garantie autonome de FCFA 100 milliards à la banque de Guo Star sans l’avis du
Comité national de la dette publique et en violation du Code des Marchés
publics (art. 19 à 23).
II- LES ZONES D’OMBRE DU RAPPORT
1- Acquisition de
l’avion présidentiel
La mission de la Cour Suprême est
restée silencieuse ou évasive sur certains points :
- L’opportunité et la justification de l’achat du nouvel aéronef
Il y avait trois options. L’achat
d’un nouvel aéronef, la poursuite de la location d’avions et l’utilisation de
l’ancien avion présidentiel. Il appert que l’aéronef acheté par l’ancien
président élu a été utilisé sous la Transition par le président par intérim. Le
premier ministre actuel aurait affirmé devant les élus de la nation lors des
débats sur la Déclaration de politique générale (DPG) que cet avion n’avait pas
de documents officiels, qu’il ne répondait pas aux exigences du constructeur et
que sa visite technique nécessitait 2 millions de dollars. En résumé, il aurait
dit que l’avion ne présentait pas toutes les garanties de sécurité pour assurer
les déplacements du nouveau président élu. Plusieurs voix contradictoires se
sont levées pour apporter une version différente aux allégations du premier
ministre. La Mission de la Cour Suprême sait-elle assurer du caractère
inutilisable de l’ancien avion présidentiel ? Le chef du Gouvernement aurait
justifié le choix d’un nouvel aéronef du fait que celui-ci peut être utilisé
sans problème pendant dix-huit ans, alors que les 20 milliards F CFA utilisés
pour son achat équivalent à quatre années de location. Pourquoi les auditeurs
de la Cour Suprême n’ont pas opiné sur ce calcul d’opportunité ? Les
enquêteurs disent juste que « L’acquisition de l’aéronef a été motivée par
le coût élevé des contrats de location d’avion lors des déplacements du
Président de la République ». Ces contrats étaient-ils réguliers,
conformes aux lois et à la réglementation au Mali ? Qui en étaient les contractants
? Comment ont-ils été choisis ? Ces appareils répondaient-ils aux normes
de sécurité pour les déplacements du Président ? En vérité, si la Cour
Suprême ne s’est pas prononcée sur l’opportunité de l’achat de l’aéronef,
a-t-elle estimé que c’est une décision de souveraineté nationale ?
- Les différents intervenants
Il y a trois prestataires qui
sont intervenus dans cette opération d’acquisition de l’aéronef. Ils sont tous
basés dans les « juridictions offshore » communément appelées
« paradis fiscaux ».
* Akira Investment International
« AIC », le fournisseur de l’aéronef est basé au British Virgin
Islands (Les îles Vierges britanniques). Ce pays des Caraïbes a un statut de
« paradis fiscal ». Selon un rapport de KPMG datant de 2000, 41 % des
compagnies mondiales y seraient enregistrées. Dans le cadre de la répression de
l’évasion fiscale internationale, la France a « black-listé » les
îles Vierges britanniques depuis août
2013 en la faisant figurer sur la liste des États et des territoires non
coopératifs (ETNC). Est-il étonnant que le compte bancaire d’AIC ne soit pas
indiqué dans le contrat (libellé en anglais) qui le lie au Gouvernement du
Mali. Pourtant, il a reçu du Trésor public malien des virements pour
36 756 100 USD (soit en contrevaleur 17,558 milliards de FCFA).
* SKY COLOR LIMITED est
semble-t-il le « Conseiller du Gouvernement ». Il est domicilié
bancaire à Hong-Kong, un paradis fiscal. Il n’y a aucun contrat de
« conseil » qui le lie au Gouvernement du Mali. Tout au moins, les
enquêteurs de la Cour Suprême ne l’ont pas eu. Pourtant, SKY a été rétribué de
l’équivalent de la somme de FCFA 1,314 milliard par le Trésor public malien
* AMAC Aeropspace Switrerland est
basé en Suisse, un paradis fiscal. Pour diverses prestations, il a encaissé
l’équivalent de la somme de 161 millions de FCFA.
- Les paiements relatifs au contrat
Fait troublant relevé par le
rapport des juges de la Cour Suprême, le contrat qui lie la partie malienne et
le fournisseur de l’aéronef ne fait nullement mention du compte bancaire de
domiciliation. En d’autres termes, le compte du fournisseur qui doit recevoir
les paiements n’y figure pas. Dans ces conditions, à la demande de qui, comment
et sur quel compte le Trésor public malien a procédé aux différents virements
au profit de AIC pour un montant total de FCFA 17,558 milliards ? Y a-t-il d’autres intermédiaires ou des
comptes « écran », hors disposition contractuelle ? Ou tout
simplement, pour des raisons présumées « d’optimisation fiscale » ou
« d’évasion fiscale », le fournisseur n’aurait pas souhaité laisser
une trace de sa domiciliation bancaire dans le contrat ? Si cette
hypothèse se confirme, la partie malienne ne devrait-elle pas se rétracter, pour
rester en conformité avec les règles internationales de lutte contre le blanchiment
des capitaux (GAFI) ? Ces contrats internationaux ne devraient-ils pas
être soumis à l’expertise de juristes spécialisés (par exemple la Direction générale
du Contentieux de l’Etat) avant de s’y engager ?
- Les conditions de décaissement du nouvel aéronef
Sur l’achat de l’aéronef, il est
écrit que le contrat a été signé le 10/02/2014 entre le Gouvernement du Mali
représenté par le Ministre de la défense et des anciens combattants et la
société Akira Investment Limited. Or les décaissements pour cet objet et au
profit de la société visée ont commencé depuis le 15/01/2014 (première tranche)
pour un montant de 1,8 million USD (soit 872 millions de FCFA). Le rapport
indique que c’est par lettre n° 04 du 15/01/2014 du Ministre de l’Economie et
des Finances au Directeur national du Trésor et de la Comptabilité
publique que les décaissements ont pu être opérés, en attendant sa
régularisation budgétaire, et le même jour transmis à l’Agent comptable central
du Trésor (ACCT) pour paiement. Pourquoi avoir décaissé, avec autant de
diligence et presque un mois avant même la signature du contrat ?
- Le prix d’acquisition du nouvel aéronef
Les Conseillers de la Cour ne
disent pas si le prix final de 19,033 milliards FCFA qu’il a dégagé (24
milliards de FCFA selon nos calculs) était un prix correct par rapport au
marché. En d’autres termes, avec les mêmes fonds, pouvait-on obtenir mieux
et/ou moins cher ? Dit autrement, y
a-t-il eu surfacturation et le cas échéant de commissions ou de
retro-commissions versées dans l’opération d’acquisition du nouvel
aéronef ? Un benchmark aurait pu nous édifier. Un début de réponse a été
fourni par le chef de Mission du FMI à l’hebdomadaire Jeune Afrique :
« Selon les intermédiaires
spécialisés cités par le Bureau du vérificateur général, le prix d'un avion de
cette nature varie de 30 et 40 millions de dollars. Le prix que l'État malien a
payé est proche du montant supérieur de cette fourchette. »
- La propriété de l’aéronef
Le rapport de la Cour Suprême
fait état, dans le déblocage des 1ère et 2ème tranches au
profit du fournisseur AIC, de « l’immatriculation avion N164X-RJ à
AIC ». Cette mention est un peu confuse. Les spécialistes de l’aviation
civile rappellent que l’immatriculation vaut titre de propriété. Le contrat
signé le 10/02/2014 entre AIC et le Gouvernement du Mali est-il un contrat
d’acquisition ou un contrat bail (leasing) ou un contrat de location
simple ? Effectivement, dans les deux derniers cas, le bien loué est
immatriculé au nom de son propriétaire (le crédit bailleur ou le fournisseur de
l’équipement). Si l’aéronef est la propriété du Mali, quelle est son
immatriculation au profit de l’Etat malien ?
- La présence d’intermédiaires
Le rapport fait mention de deux
intermédiaires SKY et AMAC. En sa qualité de « Conseiller du Gouvernement »
pour cette opération, SKY a reçu la somme totale de FCFA 1,314 milliard. En
l’absence d’ « attestation de service » et de
« procès-verbal de réception signé par une commission légalement
constituée », faits constatés par les Conseillers de la Cour, l’intervention
de SKY était-elle nécessaire ? Si oui, les honoraires qui ont été versés
sont-ils justifiés ? Quel est le contrat de « conseil » qui le
lie au Gouvernement ? Qui l’a choisi ? Comment a-t-il été
choisi ?
- Les retro-commissions
La Mission de la Cour Suprême s’est
limitée à s’assurer de la conformité et de la régularité juridique et
financière dans la passation et l’exécution des marchés incriminés. Nulle part
dans le rapport de 27 pages, il n’est fait mention de vol, de détournement de
fonds ou de versement de retro-commissions. Sur cette base, peut-on conclure
qu’il y a eu certes des manquements aux textes réglementaires mais qu’il n’y a
pas eu de détournement ni de corruption dans cette opération d’acquisition du
nouvel aéronef ? Ou est-ce parce que les Conseillers de la Cour Suprême
préfèrent laisser le soin à la justice de qualifier les faits, de poursuivre, d’interpeller
et de sanctionner le cas échéant ?
2- Achat
d’équipements militaires
- Deux contrats, un
seul marché
En Bambara, on aurait traduit de façon plus ludique :
« fèn kélé tigui fila ». Les enquêteurs de la Cour Suprême ont
découvert deux versions du contrat (Protocole d’accord) entre Guo Star sarl et
le Ministère de la Défense, toutes signées le même jour (13/11/2013) pour le
même montant (FCFA 69,184 milliards) avec des signataires différents. Chaque
version est signée par un Directeur Général de Guo Star sarl différent dont
l’un était Conseiller Spécial du Président de la République au moment des
faits. Il semble, selon les informations de presse, que celui-ci se soit démis
récemment de ses hautes fonctions à la présidence. Juridiquement, quel est le
contrat valide ? Malgré leur perspicacité, les limiers des enquêteurs
n’ont pas pu démêler le vrai du faux. Selon l’OHADA, une sarl peut-elle avoir
deux directeurs généraux au même moment et agissant au nom et pour le compte de
la société ?
- Garantie autonome
de FCFA 100 milliards
Dans une lettre confidentielle datée du 28/02/2014, le
Ministre de l’Economie et des Finances a accordé à la banque prêteuse de Guo
Star une garantie autonome de FCFA 100 milliards pour la bonne fin du contrat
de FCFA 69,184 milliards. A l’abri de ce collatéral, la banque prêteuse a mis
en place des crédits à hauteur de FCFA 50,574 milliards se décomposant en
39,379 milliards d’engagement par signature sous forme de credocs (LC) et
11,194 milliards sous forme de crédit de trésorerie (CCT). Comment un
collatéral de cette qualité peut-il être supérieur à son sous-jacent dont il
représente 145% ? Comment l’Etat a-t-il pu émettre une garantie autonome pour
une banque privée au bénéfice d’un opérateur économique privé ? Quel sera
l’impact sur la prise de risque du banquier de Guo Star relativement à
l’annulation de la lettre de garantie autonome de FCFA 100 milliards
(recommandation du rapport de la Cour suprême) et de l’annulation partielle du
contrat incriminé par le nouveau Ministre en charge de la Défense ?
Sur la base de la conférence de presse de la Mission du FMI,
il a été fait état de surfacturation sur le marché de fournitures militaires à
hauteur de FCFA 29 milliards. Les fuites obtenues par la presse sur le rapport
provisoire du Vérificateur Général font état d’un niveau de surfacturation plus
élevé, soit 38 milliards. Le rapport de la Cour Suprême ne fait cas nulle part
de surfacturation, encore moins de fraude ou de détournement. Les irrégularités
relevées par les Conseillers de la Cour sont très spécifiques et plutôt
formelles.
Attention ! Surfacturation ne veut pas dire forcement
détournement de fonds ? D’ailleurs dans cette surfacturation, déterminée selon
leurs auditeurs par rapprochement entre la facture pro-forma du fabricant et
celle du fournisseur, il y a aussi la marge bénéficiaire du fournisseur.
Evitons tout raisonnement simpliste. Soyons donc prudents. Pas d’arbitraire.
Pas de conclusion hâtive. Cela ne veut pas dire qu’il n’y pas de
condescendance et même d’indécence.
Encore que je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de détournement réel de fonds
publics ou de versement de pots de vin. C’est à la justice de le prouver et de
le dire. Et elle doit faire son travail. Par principe, je reste attaché à deux
choses : l’indépendance de la justice (même si la nôtre est très critiquée
par les justiciables) et à la présomption d’innocence (même si il y a des
faisceaux concordants d’indices et de preuves qui peuvent confondre certaines
personnes présumées).
Conclusion
Allègrement mais sûrement,
l’année 2014 annoncée par le chef de l’Etat malien, comme année de lutte contre
la corruption s’étire vers une fin pour le moins inattendue. Tout le contraire
de ce que son initiateur aurait voulu qu’elle fût.
Les enquêtes menées ont fait
remonter, des eaux glauques de la corruption, un véritable panier de crabes. Sur
un seul marché de fournitures à l’armée de FCFA 69 milliards, les limiers des
contrôleurs ont identifié une surfacturation abyssale de 29 milliards soit 42%
du montant contractuel. Un record ! Et pour ne pas rester en profondeur,
et verser dans l’anecdotique, il semble qu’une seule paire de chaussettes ait
été facturée à 22 500 FCFA ou 30 000 FCFA ! A ce prix, nos
braves militaires seront dotés de « chaussettes anti-balle, étanches et
réfractaires ». Bref, comme le dirait l’autre, tout ce qui excessif est
insignifiant !
Au-delà, si un seul marché public
présente autant d’irrégularités juridiques et de manque à gagner financier, qu’en
serait-il de ces centaines de commandes publiques qui sont financées chaque
année par l’argent du contribuable malien et par le soutien et la générosité de
la communauté internationale ?
Face à l’ampleur et à la gravité des faits, de bondissements
en rebondissements, les affaires de mauvaise gouvernance s’enchainent. Dans un
Mali meurtri qui peine à se remettre de la grave crise qu’il a connue en 2012,
être sous les feux des projecteurs en permanence n’est pas aisé ni pour les
gouvernants encore moins pour le peuple. C’est humiliant et déshonorant.
Maintenant que les audits ont été effectués en toute
indépendance et, semble-t-il, à la satisfaction des commanditaires, il faut
avancer et transmettre les dossiers incriminés à la justice pour que l’enquête
soit approfondie et que les coupables d’infractions soient confondus et
sanctionnés. Au nom de la pédagogie. Au nom de la justice. Et pour le droit souverain
du Peuple malien.
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