Primate contre félidé. Frugivore contre carnivore. Habilité
contre férocité. Le plus petit singe anthropoïde se mesure à deux
des plus grands félins sauvages au monde. Comme le dirait les enfants, « Y’a
pas photo ». Pourtant, ces rivaux de circonstance vont se livrer un duel ubuesque
et homérique que seul le monde bancaire peut en offrir. Pour les amateurs de
vie sauvage, comme de la finance, le frisson est garanti.
Un de mes jeunes collègues banquiers El Mehdi AG Ibrahim loua
à ma mémoire cette formidable histoire de Mahatma Gandhi. Le jeune banquier me
rappela que cet homme de foi et de conviction, poitrine et mains nues au-devant
de la soldatesque de l'armée coloniale britannique, sans être ni un chef d’Etat,
ni un chef de gouvernement, ni un chef de parti politique, ni un chef de
guerre, fit plier l'Empire. Par la seule puissance de sa force morale qui lui
interdit toute peur et toute concession face à l’injustice.
Un homme politique malien, Abdoul Traoré dit Diop
rappelle qu’il y eut tant d’autres
précurseurs dans le monde ! Des plus
connus aux plus anonymes. « Comme ce taciturne paysan qui prend le risque
de se débarrasser d’une partie de sa récolte pour payer les études du garçon de
la famille, là-bas, à Bamako ! Comme ce gosse non-voyant qui s’évertue à
apprendre le Braille pour s’extraire un jour du cercle de la misère ! »
Et j’ajoute : comme cet établissement de crédit, à
peine visible dans la savane bancaire, dont la mémoire centenaire est en train
de se consumer pour se résumer à un vécu septennal. Comme ce banquier à
l’existence vicennale reflué « Mado-giwa zoku », traduit du japonais,
celui qui posté à la fenêtre, est invité à prendre la porte.
Pourquoi devrions-nous nous satisfaire ? Et nous
satisfaire de quoi ? La réponse à la première partie de cette question est
rappelée à notre conscience collective par les propos du général américain
Dwight Eisenhower, commandant des forces armées alliées, lorsqu’il découvrit la
réalité des Camps de la mort en Europe : « Que tout soit noté ! Obtenez les films, trouvez les témoins, parce
qu'au cours de l'histoire, il se trouvera un enfant de salaud qui se lèvera et
proclamera que cela n'a jamais existé ! ».
C’est à cette mémoire de veille que je m’astreins au quotidien
pour que l’histoire bancaire de l’Afrique ne reste pas à l’état de l’oralité,
ne soit pas manipulée, maculée et émasculée pour entretenir les fantasmes et la
muse des élites politiques et intellectuelles de tout acabit, comme ceux qui
ont conçu et prononcé récemment le fameux « Discours de Brazzaville »
et, il y a sept ans, le célèbre « Discours de Dakar » : « Le
drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans
l’histoire. […] Le problème de l’Afrique, c’est de cesser de toujours répéter,
de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l’éternel retour, c’est de
prendre conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter, ne reviendra
pas pour la raison qu’il n’a jamais existé. […] » Quelle commotion historique !
Quel énorme camouflet pour l’universel ! Quelle humiliation pour l’Afrique
!
Une telle maladresse imputée à un ancien dirigeant de
l’ancienne puissance coloniale ne nous étonne guère car : « Tant que les lions
n'auront pas leurs propres historiens, les récits de chasse continueront de
glorifier les chasseurs ».
A titre de réplique, est-il nécessaire de rappeler qu’au
Mali, pour ne citer que cet exemple, la charte de Kouroukan Fouga encore
appelée la charte du Manden remonterait au
moins à 1222 et est inscrite depuis 2009 par l'UNESCO sur la liste du
Patrimoine culturel immatériel de l'humanité, comme l'une des plus anciennes
références concernant les droits fondamentaux.
Ceci est un rappel historique. Il nous permet de fixer le
cadre de mon prochain mimodrame qui met en scène un primate frêle et intrépide
nommé gibbon à deux tigres, superprédateurs de leur état, pour le contrôle d’une
unité bancaire.
Les acteurs
Le gibbon, Hylobates
lar, est le singe anthropoïde le
plus primitif et le plus petit au monde. Pesant à peine 10 kg, ils peut se
déplacer à 50 km/h et faire des bonds de 10 mètres, par brachiation. Il est
agile et habile. Il ne manque ni de cran ni de persévérance pour la garde de
son territoire. Au regard de son déhanchement saccadé, les chinois
n’ont pas hésité à le surnommer le « gentleman » des forêts.
Le tigre, Panthera
tigris, est le plus grand félin sauvage et l'un des plus grands carnivores au
monde. C'est un excellent nageur et un chasseur hors pair. En général quand le
tigre bondit, son dîner est servi. Reconnu par certains come le « Roi des
animaux » et signe zodiacal chinois, le tigre est également très présent dans
la mythologie hindoue. Le tigre peut courir à la vitesse maximale de 50 km/h,
mais sur de très courtes distances.
Le point fort du tigre c’est sa rapidité et sa férocité.
C’est un tueur doté d’un instinct hors pair. Il a appris à tuer et à observer
les auteurs prédateurs. A deux, ils ont l’avantage du nombre et auraient pu
faire du frêle gibbon une simple bouchée. A priori, ce primate n’est pas une
proie appétissante pour ces fauves. A leur entendement, elles auraient pu se
consoler pour en faire un amuse-gueule, une sorte d’apéro avant de festoyer en
si haut lieu bambochant. Le primate, frêle à l’adiposité pauvre, n’aurait même
pas tenu dans le contenu stomacal des deux félins. Pourtant, le gibbon à
l’audace inégalé presque suicidaire va bousculer les certitudes.
Dans le monde animalier, comme en finance, rien n’est définitivement
acquis tant que le gong final n’a pas retenti. Au cours de cette rencontre
improbable entre primate et félidé, l’issue du match qui paraissait presque certaine
va livrer un tout autre vainqueur.
Un duel improbable
Au fond de la jungle, sous les feuillages touffus de la
sylve, une étrange scène se prépare. De nature solitaire, deux tigres mâles, au printemps de leur vie, appartenant
certainement à la même fratrie gambadent, s’entrelacent, se cajolent et jouent
à la grande détente. Soudain, une chose inattendue se produit. Un voisin
encombrant, venu du nord, surgit de mille et une branches, pour chatouiller l’oreille
d’un des félins. La surprise fut d’autant plus grande pour sa victime que le
geste de l’intrépide provocateur fut sec et furtif.
Le tigre est un tueur né. Il sait que la surprise fait
partie des techniques de chasse. Tout comme la patience en est une arme. L’un
des deux félins, certainement le chef, gueule largement ouverte et langue
haletante, se mit à l’observation tandis que son compagnon de jeu, couché sur
le flanc était presque hypnotisé par le manège du gibbon. Comme quoi la vraie
menace surgit rarement là où on l’attend.
L’effet surprise passé, à deux, le couple de prédateurs se
ressaisit et contre-attaqua. Le primate ne l’entendit pas de cette oreille. Il
choisit comme stratégie de séparer les deux félins en privilégiant des attaques
individuelles. D’autant qu’à chacun de ses balancements d’une branche à une
autre, il travailla méticuleusement et méthodiquement les oreilles et la queue des
tigres en leur infligeant une bonne gifle sinon une bonne fessée. Si ce n’est
un pincement pour leur rappeler la leçon : « Vous n’êtes pas les
bienvenus ici ! Débarrassez le plancher ! »
Une leçon de vie
Rien ne fit, ni le feulement ni les tentatives de griffage des
superprédateurs. Le primate reste de marbre aux intimidations de ses
adversaires. Tout spectateur attendrissant, sentant la mort prochaine du gibbon,
l’aurait conjuré à détaler. Mais l’insolent primate l’aurait certainement
répondu : « Je suis créé pour garder mon calme ». Et notre
intrépide singe n’a cure de l’exaspération du tigre, encore moins de notre émoi.
Ondoyant et ferme, le gibbon poussa l’outrecuidance, en
descendant de son perchoir pour mettre pattes à terre, face à la hargne des
deux redoutables prédateurs. Ceux-ci n’en crurent leurs yeux. Ils commencèrent
à se chamailler sur la stratégie à adopter. L’audace face à la force. L’habilité
contre la férocité. L’un des tigres, ébaubi et suranné, se replia en se
camouflant derrière un arbuste qui teint à peine l’ombre de sa queue. Le
primate, sûr de son avantage, totalement à découvert, sautilla deux pas en
avant. Ce fut la provocation de trop. Le tigre bondit. Mais pas assez fort pour
alpaguer le singe qui s’agrippa, une nouvelle fois, à une des nombreuses branches
suspendues.
Et la provocation va connaître son épilogue. Notre téméraire
gibbon poursuivant son funeste jeu, a le toupet d’inviter ses deux compétiteurs
d’infortune à un décathlon improvisé : course de vitesse suivie d’un saut
à la perche avec au finish un lancer de poids. Pour le top départ, il se mit à
la verticale sur une branche à peine tenable en formant un perpendiculaire avec
le dos des deux félidés, soigneusement alignés pour la circonstance. La course fut
lancée. Elle se poursuit par un saut à la perche dont le primate excella à
nouveau. Pour l’épreuve du lancer du poids, le vainqueur du jour se saisit
d’une large feuille pour la balancer sur le postérieur de ses deux rivaux.
Ceux-ci secoués par la brusquerie de leur adversaire n’eurent pas le temps de
jouer leur partie. D’un coup sec, le primate remit le couvert. Il donna une
grosse baffe sur le dos d’un des félins, assoupi par la récurrence d’une telle
flagellation que seule la consolation de son
compagnon gnangnan adoucit. Et pour ne pas en rester là, le gibbon prit
l’un des tigres par sa longue oreille voulant le porter à la cime de l’arbre.
Le poids du prédateur le dissuada de poursuivre l’effort.
De branche en branche, le singe donna le tournis aux deux
félidés pour qui le ciel venait de leur tomber sur la tête. L’existence des deux
félidés ne fut guère quiète. Le sage Amadou Kourouma le dit :
« Mépriser son adversaire, même petit et frêle, a toujours été une erreur
stratégique ».
Lassé par une pénitence inattendue et insistante, l’aîné des
félins décida d’abonner la partie en prenant un « billet sans
retour ». Il médite en ce moment, à mille lieues, sa déroute avec son
infortuné prédécesseur, loin de leur
garde à manger, qui de nymphettes, qui de grisbi. Les sages africains les
avaient pourtant avertis : « Qui boit sans soif, vomira sans
effort ». Le primate, fier d’une victoire arrachée de haute lutte et de
grande persévérance, avec un brin de réussite, se perche pour les voir, l’un
après l’autre, décamper de son territoire. Pour s’attaquer à ces superprédateurs,
notre improbable héros a prouvé qu’il était le champion de la survie et de la
témérité.
Vu le caractère spectaculaire de la rencontre, j’aurai pu
imaginer un croisement entre le tigre et le gibbon. Dans ces conditions, le
fruit de ce croisement aurait pu être le « Tibon », un mot valise
composé des deux premières lettres du félin et des deux dernières du primate.
En somme, un animal féroce et agile, capable de surfer entre les branches, de
nager et de sprinter. Ce croissement forcé pour obtenir un superprédateur
« hors norme » a peu de chances de prospérer. Le Gibbon est très
fidèle. Durant toute sa vie, il est féal à une seule femelle. La preuve, cela
fait près qu’un quart de siècle qu’il est « collé-serré » à sa
banque. Ce qui est loin d’être le cas des deux tigres qui restent très infidèles.
Sous leur tanière, chacun d’eux peut abriter jusqu’à sept femelles. Ce félin a
un accouplement bref et répétitif, « doundoukoroni » comme on le dit
en Bambara. Et d’ailleurs, il reste rarement dans son antre, laissant sa
dulcinée s’occuper des tigreaux aveugles et sans défense.
Conclusion
Dans la nature, quand un gibbon, aussi audacieux et
intrépide soit-il, vient à bout de deux tigres à la forme pulpeuse, le mystère
reste entier. En milieu bancaire, ce cas est loin d’être énigmatique. Il n’est
certes pas fréquent. Mais en rencontrer ne relève pas de l’extraordinaire. Pour
deux raisons. Comme dans le monde animalier, le métier de banquier s’apprend
dans la banque. Nulle part ailleurs. Vous pouvez être un impétrant chargé de
parchemins mais pour vous retrouver dans les dédales du labyrinthe bancaire,
vous avez besoin d’être guidé. Et votre meilleur coach c’est la pratique. C’est
pour cela que dans les banques de détail, le profil « banquier sac à
dos » est préférable pour certains postes à celui de « banquier
supervitaminé ». Et c’est la pratique qui peut faire qu’un vieux Caporal
bancaire peut supplanter un jeune Lieutenant sorti fraîchement d’une école de
commerce ou d’ingénieur. C’est l’explication raisonnable pour laquelle mes
collègues dirigeants de banque montreront, sans effort, fières dents blanches.
L’autre raison, elle est moins folâtre. Ils en seront courroucés. Quand l’organigramme
officiel ne correspond pas à l’organigramme naturel, il y a des fissures qui apparaitront
et qui finiront par devenir de grosses brèches dans l’animation de l’unité
bancaire. Dans ce cas, tout y passe : battage, déni, fadaise, félonie,
flétrissure, galéjade… jusqu’à mettre la machine à l’arrêt. Puisque ne
l’oublions pas, la banque est une industrie.
Comment reconnait-on qu’une machine bancaire est chez le
mécanicien (les actionnaires, les repreneurs, les auditeurs, la commission
bancaire, la banque centrale,…) sans y être ? Quand deux paramètres se
conjuguent au présent : le poids élevé des créances en souffrance et le niveau
élevé des suspens en comptes. Quand deux
paramètres se conjuguent au passé : le mérite et la sanction. Quand deux
paramètrent se conjuguent au futur : la rigueur et la bonne gouvernance.
Et, quand deux autres paramètres se conjuguent au conditionnel : la vision
et la stratégie.
Pour les chiffres, ce sont les conséquences de ces
différents actes. Même manipulés ou torturés pour le lifting périodique de « Dame
banque », les chiffres finissent tôt ou tard par révéler la vérité.
Peut-être que les commanditaires auraient planifié une sortie en douceur avec
quelques prébendes à leur coterie. Peut-être même que leurs complices auraient
juré solidarité et allégeance pour couvrir les errements dénudés par la réalité
des faits. Mais, aussi certain que l’incertitude de la nature, la vérité des chiffres finira par les
confondre. Et ce n’est pas un hasard que l’on parle de « requins de la
finance ». Ceux qui, en haut lieu ou dans les tribunes ou les prétoires,
avaient dénoncé bruyamment ce système sont revenus silencieusement sur leurs
pas. Une des raisons, de mon point de vue, est que ces animaux font partie des
rares ovovivipares au monde : Les œufs se forment et éclosent dans le
ventre du requin femelle. Les petits se dévorent entre eux dans le ventre de
leur mère et seul le jeune requin le plus résistant naîtra.
La question est maintenant simple : Peut-on vivre sans
banque ? Personnellement, je ne pense pas. Doit-on faire la banque
autrement ? Certainement, oui. Pour ceux qui voudraient s’essayer à l’exercice,
je leur dirai simplement qu’il n’y a pas de « finance humanisée »,
qu’elle soit classique ou alternative. La cruauté animale, à l’image de la
dureté du commerce de l’argent, ne s’accommode ni d’états d’âme, ni d’émotion,
encore moins de compassion. La finance est sauvage par nature. Et elle le
restera longtemps.
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