L’économiste
et banquier Cheickna Bounajim Cissé vient de publier « FCFA - Face Cachée de la
Finance Africaine » (Ed. BoD, 2019). L’auteur révèle, entre autres, les
étrangéités de cette monnaie septuagénaire. En voici quelques extraits du
chapitre 4. Focus sur la curiosité n° 4 : "La fuite des capitaux de la
zone franc".
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243-256
La zone franc a le défaut
de sa qualité. L’un des principes majeurs de l’Accord de coopération monétaire
qui lie les pays utilisant le franc CFA à la France est la « libre
transférabilité ». Pour bien encadrer cette règle, les parties prenantes
de l’Accord[1]
se sont engagées à mettre en place un contrôle de change rigoureux et
efficace pour éviter une sortie massive des capitaux vers l’étranger.
Bien avant, il faut rappeler que la zone franc, qui incluait, outre
la France métropolitaine, ses départements d’outre-mer et
ses colonies africaines et asiatiques, avait été créée par l’ancienne
puissance coloniale pour « se protéger de la fuite des capitaux »[2]. D’après le ministère
français de l’Économie et des Finances, « les décrets du 28 août, et
des 1er et 9 septembre 1939 instituent un strict contrôle
des changes entre la France et ses colonies d’une part, et le reste
du monde d’autre part, pour se protéger des déséquilibres structurels
en économie de guerre.[3] » Pour les cfobes et pour plusieurs experts et
praticiens de la finance, cet objectif d’une primarité fondamentale déclamée
par les textes fondateurs de la zone franc est loin d’être atteint…
(…) La sortie illicite des
capitaux africains est-elle le nouveau paradigme de la liberté dans le
monde ? Hier, les Européens pillèrent l’Afrique de
ses ressources humaines et minières ; aujourd’hui, les Africains
piquent le fric de l’Afrique pour le placer en Europe ; et
demain, comme toujours, l’Europe critiquera l’Afrique pour sa grande pauvreté.
Il ne faut pas se voiler la
face. La zone franc est la région qui produit le moins dans le monde.
Pire, le peu qui est produit par les laborieuses populations est détourné en
grande partie par une poignée de personnes qui se pressent de placer
leur forfaiture dans les banques étrangères, en Europe et ailleurs. Et ce
n’est pas un hasard si la zone franc est aujourd’hui l’une des principales
places qui favorise la sortie massive de capitaux vers le reste
du monde. Cette excroissance d’un système monétaire, qui se voulait
pourtant rigoureux et solide, est aujourd’hui l’un des paradoxes de la
zone franc. Les impacts négatifs sont importants sur les réserves
de change des pays membres, sur la liquidité du marché bancaire, sur la
stabilité du système bancaire et sur le financement des économies locales. En
mars 2018, le directeur national de la BCEAO pour le Mali,
Konzo Traoré, avertissait que « le suivi du rapatriement des recettes
d’exportation constitue la source essentielle des réserves de change de
l’UMOA et, de ce fait, un élément clé de la stabilité de notre système
monétaire et financier.[4] »
À l’ouverture du sommet
extraordinaire des chefs d’Etats de la CEMAC du 25 octobre 2018, à N’Djamena,
le président tchadien, Idriss Déby Itno, a dénoncé le « rapatriement
insuffisant des recettes d’exportation[5] ».
Par quelles voies transite la
sortie des capitaux financiers ?
(…) Cette pratique de contournement de la
réglementation, les « assujettis » la justifient par la lourdeur des
procédures de la Banque centrale, qui leur semblent contraignantes et trop
administratives. À ce niveau, il est important de rappeler quelques
dispositions réglementaires. Il est strictement interdit aux banques
de garder une position extérieure positive dont le montant excéderait
5 % de l’encours des dépôts à vue de leur clientèle[6]. Elles sont aussi tenues[7] au rapatriement effectif
du produit des recettes d’exportation encaissées pour le compte de
leurs clients. D’après les statistiques officielles[8], le défaut de rapatriement
des recettes d’exportation à l’échelle de l’UEMOA se chiffrait à 6
403 milliards de FCFA en 2016. Pour ce qui est du Mali, le taux
de rapatriement est passé de 12,4 % en 2012 à 39,2 % à fin
décembre 2017. Le défaut de rapatriement a atteint plus de
900 milliards de FCFA.
La BCEAO, dans un rapport intitulé « Balance des
paiements et position extérieure globale du Mali » publié sur son
site Internet en juin 2016, a remis le couvert en des termes plus
qu’incisifs : « Le secteur aurifère ne profite que très peu
au Mali, dans la mesure où le métal précieux est exporté à l’état brut,
pour être raffiné à l’étranger. » L’institution financière communautaire
poursuit en des termes très explicites : « Les exportations d’or
ne participent que très faiblement à la consolidation des réserves
de change, compte tenu du défaut de rapatriement des recettes (moins
de 5 % de taux de rapatriement des recettes), maintenues, pour
l’essentiel, dans les comptes offshore
détenus par les sociétés[9]. »
Il faut ici rappeler que l’or est le principal produit
d’exportation du Mali (environ les deux tiers des recettes). Qu’il puisse y avoir des doutes quant à la
véracité des chiffres officiels sur la production réelle d’un secteur aussi
stratégique et important que celui de l’or, relève de l’étrangeté ;
mais de surcroît, que plus de 95 % des recettes d’exportation aurifère
déclarées ne puissent pas être rapatriées, est non seulement illégal, et
simplement inconcevable. Comment peut-on détenir et retenir les devises d’un
État souverain sur des « comptes offshore »
ouverts et appartenant à des sociétés étrangères exploitant l’or extrait du
sous-sol malien, et cela en violation de toutes les dispositions légales
et réglementaires, locales et internationales[10] ?
(…) Selon le rapport de la Fédération internationale des ligues
des droits de l’Homme (FIDH), sous-titré « Troisième producteur d’or
d’Afrique, le Mali ne récolte que des poussières »…
(…) Le Mali, estime la FIDH, ne peut
donc pas peser sur la stratégie industrielle des compagnies minières. Est-ce, pour autant, une raison de priver
ce pays de 95 % des devises issues de 70 % de ses recettes
d’exportation ? Et en plus, même sur les 5 % de recettes
rapatriées, au moins la moitié des devises est déposée et retenue sur le
« compte d’opérations » au Trésor public français. Que reste-t-il
finalement aux Maliens pour développer leur pays ?
(…) Dans la zone franc, la
fuite des capitaux constitue une source de préoccupation majeure pour les
autorités publiques et monétaires. Sa part dans les flux financiers illicites
(FFI) globaux du continent africain dépasserait les 20 %. Le fléau
touche tous les pays de la région. À en croire ce groupe d’experts, la fuite
des capitaux illicites représenterait 3 % du PIB au Mali, contre
6 % pour la Côte-d’Ivoire et 1 % au Sénégal. Les FFI représenteraient
25 % du PIB au Congo, soit pratiquement l’équivalent de la moitié de
ses recettes d’exportation. Au Gabon, le ratio est de 11 %. Dans
l’UEMOA, il y a trois pays (Côte-d’Ivoire, Niger, Togo) pour lesquels les
flux financiers illicites atteignent les 6 % du PIB. Au Niger
particulièrement, cela représente 40 % des exportations. Selon les auteurs
du Rapport Thabo Mbeki, présenté et adopté lors du 24e sommet
de l’Union africaine tenu les 30 et 31 janvier 2015 à Addis-Abeba,
l’Afrique a perdu durant les 50 dernières années plus de
1 000 milliards de dollars du fait des flux financiers illicites,
soit l’équivalent de toute l’aide publique au développement reçue par
l’Afrique pendant la période sous revue. Et le phénomène a crû de 20,2 %
par an durant la période 2002-2011, selon l’Association Global Financial Integrity. Le rapport
dénonce « la menace que représentent les FFI pour le développement
inclusif de l’Afrique » et appelle à « une action politique
urgente pour vaincre le phénomène ».
A suivre…
Cheickna Bounajim Cissé, FCFA : Face Cachée de la Finance Africaine,
(Editions BoD, 452 pages, 29 euros). Contact : cbcisse@yahoo.fr
Économiste et essayiste, il
est le Président de la Commission « Banques & Compétitivité » du
CAVIE (Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique). Titulaire d’un
MBA de l’Université de Paris Dauphine et de l’IAE de Paris, il est détenteur
d’un Master professionnel Sciences Politiques et sociales – option Journalisme
de l’Institut Français de Presse (Université Panthéon-Assas), possède une
Maîtrise en gestion des entreprises de l’ENA de Bamako et est diplômé d’études
supérieures en Banque (ITB – CNAM de Paris). Il est l’auteur de l’acronyme
MANGANESE, désignant neuf pays africains émergents ou en voie de l’être.
Contributeur pour plusieurs médias et auteur de plusieurs publications, dont
« Construire l’émergence, un pacte pour l’avenir » (BoD, 2016), il se
définit comme un « émergentier », un activiste de l’émergence de
l’Afrique.
[1]
L’Accord de coopération monétaire du 4 décembre 1973 entre la France
et les pays membres de l’UMOA dispose en son article 7 : « Les
autorités de la République française et celles des États membres de l’Union
[UMOA] collaboreront à la recherche et à la répression des infractions à la
réglementation des changes selon les modalités qui seront précisées par un
protocole particulier. »
[2]
Banque de France, Note d’information, « La zone franc », août 2015,
en ligne : www.banque-france.fr ; Banque de France, en ligne :
www.banque-france.fr/eurosysteme-et-international/zone-franc/presentation-de-la-zone-franc.html
[3] En
ligne :
www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/8047_40-ans-dhistoire-de-la-zone-franc
[4] En
ligne : www.lesinfosdumali.ml/rapatriement-des-recettes-dexportation-le-taux-au-mali-est-passe-de-124-en-2012-a-392-a-fin-decembre-2017/
[5] En
ligne :
www.agenceecofin.com/integration/2610-61231-le-tchadien-idriss-deby-denonce-le-relachement-de-la-discipline-budgetaire-dans-la-zone-cemac
[6] L’instruction
no 10/07/2011/RFE du 13 juillet 2011, relative aux
avoirs détenus auprès des banques installées hors de l’UMOA au titre des
besoins courants des établissements de crédit, dispose en son article 2 :
« Le montant cumulé des avoirs [détenus par l’établissement de crédit
auprès de banques installées hors de l’UEMOA pour les besoins courants en
disponibilités en devises affectées à la couverture des opérations courantes de
la clientèle] ne peut, en tout état de cause, excéder cinq pour cent (5 %)
de l’encours des dépôts à vue de la clientèle de l’établissement de crédit. Les
avoirs excédant les besoins courants de l’établissement de crédit doivent être
cédés à la BCEAO. »
[7] Article 11de
l’Annexe II (procédures particulières d’exécution de certains règlements) du
Règlement no 09/2010/CM/UEMOA/ du 1er octobre
2010 relatif aux relations financières extérieures des États membres de l’UEMOA :
« Les opérateurs économiques résidents sont tenus d’encaisser et de
rapatrier dans le pays d’origine, auprès de la banque domiciliataire,
l’intégralité des sommes provenant des ventes de marchandises à l’étranger,
dans un délai d’un mois à compter de la
date d’exigibilité du paiement. » L’Instruction no 03/07/2011/RFE
du 13 juillet 2011 relative à la constitution des dossiers de
domiciliation des exportations et à leur apurement dispose en son article
4 : « En application des dispositions de l’Article 11 de l’Annexe II
du Règlement no 09/2010/CM/UEMOA, la banque domiciliataire est
tenue de procéder au rapatriement effectif, via
les comptes de correspondants étrangers de la BCEAO, d’au moins 80 % des
recettes d’exportation encaissées. »
[8] En ligne : www.lesinfosdumali.ml/rapatriement-des-recettes-dexportation-le-taux-au-mali-est-passe-de-124-en-2012-a-392-a-fin-decembre-2017/
[9] BCEAO, ministère
de l’Économie et des Finances du Mali, Balance des paiements et position
extérieure globale, encadré 2 : Filière or, Mali 2014, en
ligne : www.bceao.int
[10] Article 11de l’annexe II (procédures
particulières d’exécution de certains règlements) du Règlement no 09/2010/CM/UEMOA/
du 1er octobre 2010 relatif aux relations financières
extérieures des États membres de l’UEMOA : « Les opérateurs
économiques résidents sont tenus d’encaisser et de rapatrier dans le pays d’origine,
auprès de la banque domiciliataire, l’intégralité des sommes provenant des
ventes de marchandises à l’étranger, dans un délai d’un mois à compter de
la date d’exigibilité du paiement. »
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