samedi 26 janvier 2019

Les curiosités du franc CFA - Curiosité n° 4 : "La fuite des capitaux de la zone franc".


L’économiste et banquier Cheickna Bounajim Cissé vient de publier « FCFA - Face Cachée de la Finance Africaine » (Ed. BoD, 2019). L’auteur révèle, entre autres, les étrangéités de cette monnaie septuagénaire. En voici quelques extraits du chapitre 4. Focus sur la curiosité n° 4 : "La fuite des capitaux de la zone franc".




P 243-256

La zone franc a le défaut de sa qualité. L’un des principes majeurs de l’Accord de coopération monétaire qui lie les pays utilisant le franc CFA à la France est la « libre transférabilité ». Pour bien encadrer cette règle, les parties prenantes de l’Accord[1] se sont engagées à mettre en place un contrôle de change rigoureux et efficace pour éviter une sortie massive des capitaux vers l’étranger. Bien avant, il faut rappeler que la zone franc, qui incluait, outre la France métropolitaine, ses départements d’outre-mer et ses colonies africaines et asiatiques, avait été créée par l’ancienne puissance coloniale pour « se protéger de la fuite des capitaux »[2]. D’après le ministère français de l’Économie et des Finances, « les décrets du 28 août, et des 1er et 9 septembre 1939 instituent un strict contrôle des changes entre la France et ses colonies d’une part, et le reste du monde d’autre part, pour se protéger des déséquilibres structurels en économie de guerre.[3] » Pour les cfobes et pour plusieurs experts et praticiens de la finance, cet objectif d’une primarité fondamentale déclamée par les textes fondateurs de la zone franc est loin d’être atteint…

(…) La sortie illicite des capitaux africains est-elle le nouveau paradigme de la liberté dans le monde ? Hier, les Européens pillèrent l’Afrique de ses ressources humaines et minières ; aujourd’hui, les Africains piquent le fric de l’Afrique pour le placer en Europe ; et demain, comme toujours, l’Europe critiquera l’Afrique pour sa grande pauvreté.

Il ne faut pas se voiler la face. La zone franc est la région qui produit le moins dans le monde. Pire, le peu qui est produit par les laborieuses populations est détourné en grande partie par une poignée de personnes qui se pressent de placer leur forfaiture dans les banques étrangères, en Europe et ailleurs. Et ce n’est pas un hasard si la zone franc est aujourd’hui l’une des principales places qui favorise la sortie massive de capitaux vers le reste du monde. Cette excroissance d’un système monétaire, qui se voulait pourtant rigoureux et solide, est aujourd’hui l’un des paradoxes de la zone franc. Les impacts négatifs sont importants sur les réserves de change des pays membres, sur la liquidité du marché bancaire, sur la stabilité du système bancaire et sur le financement des économies locales. En mars 2018, le directeur national de la BCEAO pour le Mali, Konzo Traoré, avertissait que « le suivi du rapatriement des recettes d’exportation constitue la source essentielle des réserves de change de l’UMOA et, de ce fait, un élément clé de la stabilité de notre système monétaire et financier.[4] »

À l’ouverture du sommet extraordinaire des chefs d’Etats de la CEMAC du 25 octobre 2018, à N’Djamena, le président tchadien, Idriss Déby Itno, a dénoncé le « rapatriement insuffisant des recettes d’exportation[5] ».

Par quelles voies transite la sortie des capitaux financiers ?

(…) Cette pratique de contournement de la réglementation, les « assujettis » la justifient par la lourdeur des procédures de la Banque centrale, qui leur semblent contraignantes et trop administratives. À ce niveau, il est important de rappeler quelques dispositions réglementaires. Il est strictement interdit aux banques de garder une position extérieure positive dont le montant excéderait 5 % de l’encours des dépôts à vue de leur clientèle[6]. Elles sont aussi tenues[7] au rapatriement effectif du produit des recettes d’exportation encaissées pour le compte de leurs clients. D’après les statistiques officielles[8], le défaut de rapatriement des recettes d’exportation à l’échelle de l’UEMOA se chiffrait à 6 403 milliards de FCFA en 2016. Pour ce qui est du Mali, le taux de rapatriement est passé de 12,4 % en 2012 à 39,2 % à fin décembre 2017. Le défaut de rapatriement a atteint plus de 900 milliards de FCFA.

La BCEAO, dans un rapport intitulé « Balance des paiements et position extérieure globale du Mali » publié sur son site Internet en juin 2016, a remis le couvert en des termes plus qu’incisifs : « Le secteur aurifère ne profite que très peu au Mali, dans la mesure où le métal précieux est exporté à l’état brut, pour être raffiné à l’étranger. » L’institution financière communautaire poursuit en des termes très explicites : « Les exportations d’or ne participent que très faiblement à la consolidation des réserves de change, compte tenu du défaut de rapatriement des recettes (moins de 5 % de taux de rapatriement des recettes), maintenues, pour l’essentiel, dans les comptes offshore détenus par les sociétés[9]. »

Il faut ici rappeler que l’or est le principal produit d’exportation du Mali (environ les deux tiers des recettes). Qu’il puisse y avoir des doutes quant à la véracité des chiffres officiels sur la production réelle d’un secteur aussi stratégique et important que celui de l’or, relève de l’étrangeté ; mais de surcroît, que plus de 95 % des recettes d’exportation aurifère déclarées ne puissent pas être rapatriées, est non seulement illégal, et simplement inconcevable. Comment peut-on détenir et retenir les devises d’un État souverain sur des « comptes offshore » ouverts et appartenant à des sociétés étrangères exploitant l’or extrait du sous-sol malien, et cela en violation de toutes les dispositions légales et réglementaires, locales et internationales[10] ?

(…) Selon le rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), sous-titré « Troisième producteur d’or d’Afrique, le Mali ne récolte que des poussières »…
(…) Le Mali, estime la FIDH, ne peut donc pas peser sur la stratégie industrielle des compagnies minières. Est-ce, pour autant, une raison de priver ce pays de 95 % des devises issues de 70 % de ses recettes d’exportation ? Et en plus, même sur les 5 % de recettes rapatriées, au moins la moitié des devises est déposée et retenue sur le « compte d’opérations » au Trésor public français. Que reste-t-il finalement aux Maliens pour développer leur pays ?

(…) Dans la zone franc, la fuite des capitaux constitue une source de préoccupation majeure pour les autorités publiques et monétaires. Sa part dans les flux financiers illicites (FFI) globaux du continent africain dépasserait les 20 %. Le fléau touche tous les pays de la région. À en croire ce groupe d’experts, la fuite des capitaux illicites représenterait 3 % du PIB au Mali, contre 6 % pour la Côte-d’Ivoire et 1 % au Sénégal. Les FFI représenteraient 25 % du PIB au Congo, soit pratiquement l’équivalent de la moitié de ses recettes d’exportation. Au Gabon, le ratio est de 11 %. Dans l’UEMOA, il y a trois pays (Côte-d’Ivoire, Niger, Togo) pour lesquels les flux financiers illicites atteignent les 6 % du PIB. Au Niger particulièrement, cela représente 40 % des exportations. Selon les auteurs du Rapport Thabo Mbeki, présenté et adopté lors du 24sommet de l’Union africaine tenu les 30 et 31 janvier 2015 à Addis-Abeba, l’Afrique a perdu durant les 50 dernières années plus de 1 000 milliards de dollars du fait des flux financiers illicites, soit l’équivalent de toute l’aide publique au développement reçue par l’Afrique pendant la période sous revue. Et le phénomène a crû de 20,2 % par an durant la période 2002-2011, selon l’Association Global Financial Integrity. Le rapport dénonce « la menace que représentent les FFI pour le développement inclusif de l’Afrique » et appelle à « une action politique urgente pour vaincre le phénomène ».

A suivre…





Cheickna Bounajim Cissé, FCFA : Face Cachée de la Finance Africaine, (Editions BoD, 452 pages, 29 euros). Contact : cbcisse@yahoo.fr

Économiste et essayiste, il est le Président de la Commission « Banques & Compétitivité » du CAVIE (Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique). Titulaire d’un MBA de l’Université de Paris Dauphine et de l’IAE de Paris, il est détenteur d’un Master professionnel Sciences Politiques et sociales – option Journalisme de l’Institut Français de Presse (Université Panthéon-Assas), possède une Maîtrise en gestion des entreprises de l’ENA de Bamako et est diplômé d’études supérieures en Banque (ITB – CNAM de Paris). Il est l’auteur de l’acronyme MANGANESE, désignant neuf pays africains émergents ou en voie de l’être. Contributeur pour plusieurs médias et auteur de plusieurs publications, dont « Construire l’émergence, un pacte pour l’avenir » (BoD, 2016), il se définit comme un « émergentier », un activiste de l’émergence de l’Afrique.



[1] L’Accord de coopération monétaire du 4 décembre 1973 entre la France et les pays membres de l’UMOA dispose en son article 7 : « Les autorités de la République française et celles des États membres de l’Union [UMOA] collaboreront à la recherche et à la répression des infractions à la réglementation des changes selon les modalités qui seront précisées par un protocole particulier. »
[2] Banque de France, Note d’information, « La zone franc », août 2015, en ligne : www.banque-france.fr ; Banque de France, en ligne : www.banque-france.fr/eurosysteme-et-international/zone-franc/presentation-de-la-zone-franc.html
[3] En ligne : www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/8047_40-ans-dhistoire-de-la-zone-franc
[4] En ligne : www.lesinfosdumali.ml/rapatriement-des-recettes-dexportation-le-taux-au-mali-est-passe-de-124-en-2012-a-392-a-fin-decembre-2017/
[5] En ligne : www.agenceecofin.com/integration/2610-61231-le-tchadien-idriss-deby-denonce-le-relachement-de-la-discipline-budgetaire-dans-la-zone-cemac
[6] L’instruction no 10/07/2011/RFE du 13 juillet 2011, relative aux avoirs détenus auprès des banques installées hors de l’UMOA au titre des besoins courants des établissements de crédit, dispose en son article 2 : « Le montant cumulé des avoirs [détenus par l’établissement de crédit auprès de banques installées hors de l’UEMOA pour les besoins courants en disponibilités en devises affectées à la couverture des opérations courantes de la clientèle] ne peut, en tout état de cause, excéder cinq pour cent (5 %) de l’encours des dépôts à vue de la clientèle de l’établissement de crédit. Les avoirs excédant les besoins courants de l’établissement de crédit doivent être cédés à la BCEAO. »
[7] Article 11de l’Annexe II (procédures particulières d’exécution de certains règlements) du Règlement no 09/2010/CM/UEMOA/ du 1er octobre 2010 relatif aux relations financières extérieures des États membres de l’UEMOA : « Les opérateurs économiques résidents sont tenus d’encaisser et de rapatrier dans le pays d’origine, auprès de la banque domiciliataire, l’intégralité des sommes provenant des ventes de marchandises à l’étranger, dans un délai d’un  mois à compter de la date d’exigibilité du paiement. » L’Instruction no 03/07/2011/RFE du 13 juillet 2011 relative à la constitution des dossiers de domiciliation des exportations et à leur apurement dispose en son article 4 : « En application des dispositions de l’Article 11 de l’Annexe II du Règlement no 09/2010/CM/UEMOA, la banque domiciliataire est tenue de procéder au rapatriement effectif, via les comptes de correspondants étrangers de la BCEAO, d’au moins 80 % des recettes d’exportation encaissées. »
[8] En ligne : www.lesinfosdumali.ml/rapatriement-des-recettes-dexportation-le-taux-au-mali-est-passe-de-124-en-2012-a-392-a-fin-decembre-2017/
[9] BCEAO, ministère de l’Économie et des Finances du Mali, Balance des paiements et position extérieure globale, encadré 2 : Filière or, Mali 2014, en ligne : www.bceao.int
[10] Article 11de l’annexe II (procédures particulières d’exécution de certains règlements) du Règlement no 09/2010/CM/UEMOA/ du 1er octobre 2010 relatif aux relations financières extérieures des États membres de l’UEMOA : « Les opérateurs économiques résidents sont tenus d’encaisser et de rapatrier dans le pays d’origine, auprès de la banque domiciliataire, l’intégralité des sommes provenant des ventes de marchandises à l’étranger, dans un délai d’un mois à compter de la date d’exigibilité du paiement. »

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