samedi 26 janvier 2019

Les curiosités du franc CFA - Curiosité n° 3 : "La garantie de la convertibilité du franc CFA"


L’économiste et banquier Cheickna Bounajim Cissé vient de publier « FCFA - Face Cachée de la Finance Africaine » (Ed. BoD, 2019). L’auteur révèle, entre autres, les étrangéités de cette monnaie septuagénaire. En voici quelques extraits du chapitre 4. Focus sur la curiosité n° 3 : "La garantie de la convertibilité du franc CFA".


 P 230-242

Un beau matin à mon réveil, le cerbère de ma résidence était dans une posture bien inhabituelle. Il avait troqué sa tenue de travail contre des habits inhabituels. Sans que j’eusse le temps de lui poser la moindre question, il marcha sur ma langue en me demandant le chemin d’un non-retour. Pour toute raison de sa soudaine décision, il me confia : « Moi je surveille les voleurs, et vous vous me surveillez ! C’en est trop ! Je pars ! » Il faisait ainsi allusion à mes fréquents contrôles nocturnes pour m’enquérir de son état d’éveil.

À des décennies de longueur de cette anecdote, l’Accord de coopération monétaire entre la France et les 15 pays africains de la zone franc recèle bien des curiosités de cette nature. Pour bénéficier de la garantie monétaire de la France, les pays africains de la zone s’obligent à « garantir » le garant en lui confiant au moins la moitié de leurs réserves de change. Et comme ils semblent être très généreux à l’égard de la France, depuis plusieurs années ils domicilient bien au-delà du niveau conventionnel requis. En langage bancaire, quand une institution financière émet localement une garantie sur la base d’une autre donnée par une consœur, on parlera de réémission de garantie. La couverture donnée par les États africains à la France n’est rien d’autre qu’un cash collateral (dépôt en espèces dans un compte dit d’opérations). 
Dans ce cas, autorisons-nous une question essentielle sur le garant : qui garantit qui ? Est-ce la France qui garantit ses partenaires africains pour assurer la convertibilité illimitée du franc CFA ? Ou est-ce que ce sont les États africains qui garantissent le partenaire français pour que celui-ci assure la convertibilité illimitée du franc CFA ? La réponse est vraisemblablement dans la seconde question. Aussi, une quatrième interrogation s’invite dans notre réflexion : n’est-il pas temps pour les 14 États africains de la zone franc d’assurer eux-mêmes, sans intermédiaire, la garantie de leur propre monnaie, si tant est que le franc CFA est le leur et qu’ils ont les moyens d’assurer sa crédibilité ?

La couverture de l’émission monétaire

(…) D’après le Rapport sur la politique monétaire de la BCEAO daté de septembre 2018, « les réserves de change de [l’UEMOA] se sont chiffrées, à fin juin 2018, à 9 627,3 milliards, correspondant à un taux de couverture de l’émission monétaire de 82,0 % contre 80,2 % 3 mois plus tôt. Ce niveau des réserves de change assure 5,4 mois d’importations de biens et services contre 5,3 mois à fin mars 2018.[1] » Autrement dit, les États de l’UEMOA ont assuré un taux de couverture de l’émission monétaire d’un niveau 4 fois supérieur à celui (de 20 %) exigé par le garant (la France) dans le cadre de l’Accord de coopération monétaire qui lie ce dernier aux États africains de la zone franc. 

Cela signifie, selon l’économiste sénégalais Sanou Mbaye, ancien haut fonctionnaire de la BAD, que « les pays membres de la zone franc, si pauvres soient-ils, se voient ainsi privés par la France d’énormes ressources financières qui auraient pu être investies dans les secteurs clefs de leurs économies (production vivrière, éducation, santé, logements et infrastructures). Le plus révoltant dans ce marché de dupes est que la France et ses banques se servent de l’épargne de ces pays pour leur concéder des prêts à des taux prohibitifs. Le comble est que les pays de la zone, non contents de se voir amputer d’une part importante de leurs revenus, sont contraints de s’endetter auprès de la Banque mondiale et du FMI aux conditions drastiques que l’on sait. En se comportant comme des victimes consentantes, lesdits pays n’ont fait que traduire une attitude éminemment freudienne des élites africaines francophones qui confine à l’autoflagellation. Il en résulte que le Programme alimentaire mondial (PAM) doit venir à la rescousse pour nourrir des populations de pays comme le Niger, le Mali, le Burkina Faso, le Tchad ou le Sénégal…[2] »


(…) Sur la période d’analyse (2000-2016), le cumul des excédents des avoirs extérieurs de la BCEAO par rapport au plancher conventionnel de 20 % s’élevait à 71 189,4 milliards de francs CFA, l’équivalent de 14,5 mois du PIB agrégé de l’ensemble des 8 pays de l’UEMOA (58 966 milliards de francs CFA) ! Si cette somme colossale en devises avait été rapatriée, et non monétisée en francs CFA, investie – et non placée – pour financer les investissements productifs des pays de la zone, leur économie aurait présenté un tout autre visage, moins dépendant et plus coruscant. Pour l’économiste Kako Nubukpo, ce taux de couverture « veut dire que nous n’avons plus besoin de l’ “assureur” qu’est la France pour avoir la fixité entre le CFA et l’euro.[3]» « Les dirigeants africains doivent prendre leurs responsabilités. C’est à nous d’assumer notre destin, ce n’est pas à la France de le faire pour nous »,[4] insiste l’ancien ministre togolais.





Questions : Pourquoi avoir assuré et continuer d’assurer un taux de couverture de l’émission monétaire 3 à 5 fois plus élevé que le niveau de 20 % requis par la France, alors que les États de l’UEMOA sont exposés à un sous-financement chronique de leurs économies ? Avec une telle dépendance (d’autres parleront de « servitude »), ces pays peuvent-ils se passer du « parapluie monétaire » de la France et ainsi acquérir leur « souveraineté monétaire » ? Que gagne, réellement, la France en exigeant un tel quantum aux États de l’UEMOA pour garantir leur monnaie ? Quels sont les intérêts que la France compte sauvegarder en maintenant l’accord de coopération monétaire avec les pays de la zone franc ?






(…) De 2004 à 2016, les disponibilités extérieures des pays membres de l’UEMOA déposées sur leur compte d’opérations ouvert dans les livres du Trésor français se situaient bien au-deçà du taux conventionnel de centralisation de 50 % convenu avec la France…


(…) Sur la période sous revue, le cumul des excédents des avoirs en devises domicilié à tort sur le compte d’opérations se chiffrait à 3 832 milliards de francs CFA. Le graphique ci-dessous retrace cette évolution. Ce surplus aurait pu être utilisé au bénéfice des populations africaines. 


(…) Question : Pourquoi domicilier au Trésor public français des réserves de change jusqu’à plus de 9 points au-dessus du taux conventionnel de 50 %, si le sous-jacent (les économies des pays de l’UEMOA qui portent le franc CFA) manque cruellement de moyens financiers pour se développer ?


On voit bien que les textes fondateurs de la zone franc, sans composer avec ses règles fondamentales (plancher de 20 % du taux de couverture de l’émission monétaire et domiciliation de 50 % des réserves de change sur le compte d’opérations) admettent quelque souplesse. 

Où est alors le problème ? Pourquoi les marges de manœuvre autorisées, tout au moins sur le plan juridique, ne sont-elles pas utilisées par les pays de l’UEMOA ? Pourquoi les dirigeants de la sous-région continuent-ils de stocker au Trésor français des avoirs bien au-delà de leurs engagements contractuels, hors de leurs frontières ; alors qu’intra-muros, leurs populations manquent de tout et même de l’essentiel : alimentation, santé, logement, éducation, transport, eau, électricité… et que leurs entreprises et industries se débattent pour accéder aux moyens financiers nécessaires à leur création et à leur développement ? Si cette énorme « épargne morte » ne sert pas les économies des pays de la zone, à qui profite-t-elle ? Au nom de quelle politique monétaire, de quelle gestion des réserves de change, de quelle règle prudentielle ou conventionnelle, en est-on arrivé à ce paradoxe, à priver sur plusieurs années des pays pauvres, en grande souffrance économique et sociale, de leurs devises, ressources indispensables pour le développement ? 

Cette situation explique en grande partie le sous-financement bancaire des économies locales. Oui, les États africains de la zone CFA souffrent. Oui, les populations continuent de patauger dans la pauvreté et la misère. Elles souffrent de faim, de malnutrition, de maladies, de soif, d’obscurité, d’analphabétisme, et tout le toutim. Oui, le monde de l’entreprise, dont l’industrie constitue l’appendice, est à la peine, avec à peine quelques unités fonctionnelles. 


Le très officiel Rapport Védrine, conçu et rédigé par des experts aux compétences avérées, reconnaît clairement, chiffres à l’appui, que les performances des pays francophones sont moins fortes que celles des pays anglophones et lusophones. « Et en comparaison des autres pays, les taux de croissance de la zone CFA sont moins élevés sur les 10 dernières années », ajoutent les auteurs du rapport, qui s’empressent d’ajouter que « ce différentiel négatif de croissance s’explique en grande partie par l’instabilité politique passée de la Côte-d’Ivoire et, dans une moindre mesure, de la République centrafricaine.[5] »


Que dire de la justesse de la vision des dirigeants du Liban (1948) et des pays d’Afrique du Nord de se retirer de la zone franc dès les premières années de leur indépendance et de battre leur propre monnaie ? En 1957, le Maroc crée sa Banque centrale et quitte la zone franc. Il sera suivi, un an après, par la Tunisie. L’Algérie leur emboîte le pas en créant sa propre monnaie (dinar algérien) le 1er avril 1964. Ces pays sont-ils moins développés que ceux qui ont choisi de rester dans la zone franc ou de faire des allers-retours pour finalement y demeurer ? Assurément, non. Tous les pays cités frappent depuis quelques années à la porte de l’émergence économique…


A suivre...




Cheickna Bounajim Cissé, FCFA : Face Cachée de la Finance Africaine, (Editions BoD, 452 pages, 29 euros). Contact : cbcisse@yahoo.fr

Économiste et essayiste, il est le Président de la Commission « Banques & Compétitivité » du CAVIE (Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique). Titulaire d’un MBA de l’Université de Paris Dauphine et de l’IAE de Paris, il est détenteur d’un Master professionnel Sciences Politiques et sociales – option Journalisme de l’Institut Français de Presse (Université Panthéon-Assas), possède une Maîtrise en gestion des entreprises de l’ENA de Bamako et est diplômé d’études supérieures en Banque (ITB – CNAM de Paris). Il est l’auteur de l’acronyme MANGANESE, désignant neuf pays africains émergents ou en voie de l’être. Contributeur pour plusieurs médias et auteur de plusieurs publications, dont « Construire l’émergence, un pacte pour l’avenir » (BoD, 2016), il se définit comme un « émergentier », un activiste de l’émergence de l’Afrique.

























[1] En ligne : www.bceao.int/sites/default/files/2018-09/Rapport_CPM_Septembre_2018_version%20finale_pour_mise_en_ligne_VF.pdf
[2] En ligne : http://mbaye.info/2016/04/13/les-avatars-du-franc-cfa-flux-des-capitaux-et-regression-economique-en-afrique-francophone/2751
[3] Le Monde.fr, « Le franc CFA freine le développement de l’Afrique », Entretien avec Kako Nubukpo, propos recueillis par Raoul Mbog, op. cit.
[4] Le Monde.fr, « Le franc CFA freine le développement de l’Afrique », Entretien avec Kako Nubukpo, propos recueillis par Raoul Mbog, op. cit.
[5] Hubert Védrine, Lionel Zinsou, Tidjane Thiam, Jean-Michel Severino et Hakim El Karoui, Un partenariat pour l’avenir : 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France, ministère de l’Économie et des Finances, décembre 2013, en ligne : www.tresor.economie.gouv.fr/File/393414

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