L’économiste
et banquier Cheickna Bounajim Cissé vient de publier « FCFA - Face Cachée de la
Finance Africaine » (Ed. BoD, 2019). L’auteur révèle, entre autres, les
étrangéités de cette monnaie septuagénaire. En voici quelques extraits du
chapitre 4. Focus sur la curiosité n° 3 : "La garantie de la
convertibilité du franc CFA".
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230-242
Un beau matin à mon réveil, le
cerbère de ma résidence était dans une posture bien inhabituelle. Il avait
troqué sa tenue de travail contre des habits inhabituels. Sans que j’eusse
le temps de lui poser la moindre question, il marcha sur ma langue en me
demandant le chemin d’un non-retour. Pour toute raison de sa soudaine
décision, il me confia : « Moi je surveille les voleurs, et vous vous
me surveillez ! C’en est trop ! Je pars ! » Il faisait
ainsi allusion à mes fréquents contrôles nocturnes pour m’enquérir de son état
d’éveil.
À des décennies de longueur de cette anecdote,
l’Accord de coopération monétaire entre la France et les 15 pays africains
de la zone franc recèle bien des curiosités de cette nature. Pour
bénéficier de la garantie monétaire de la France, les pays africains de la zone
s’obligent à « garantir » le garant en lui confiant au moins la
moitié de leurs réserves de change. Et comme ils semblent être très
généreux à l’égard de la France, depuis plusieurs années ils domicilient
bien au-delà du niveau conventionnel requis. En langage bancaire, quand une
institution financière émet localement une garantie sur la base d’une autre
donnée par une consœur, on parlera de réémission de garantie. La couverture
donnée par les États africains à la France n’est rien d’autre qu’un cash collateral (dépôt en espèces
dans un compte dit d’opérations).
Dans ce cas, autorisons-nous une question
essentielle sur le garant : qui garantit qui ? Est-ce la France
qui garantit ses partenaires africains pour assurer la convertibilité illimitée
du franc CFA ? Ou est-ce que ce sont les États africains qui
garantissent le partenaire français pour que celui-ci assure la convertibilité
illimitée du franc CFA ? La réponse est vraisemblablement dans la
seconde question. Aussi, une quatrième interrogation
s’invite dans notre réflexion : n’est-il pas temps pour les 14 États
africains de la zone franc d’assurer eux-mêmes, sans intermédiaire, la
garantie de leur propre monnaie, si tant est que le franc CFA est le
leur et qu’ils ont les moyens d’assurer sa crédibilité ?
La
couverture de l’émission monétaire
(…) D’après le Rapport sur
la politique monétaire de la BCEAO daté de septembre 2018, « les
réserves de change de [l’UEMOA] se sont chiffrées, à fin juin 2018, à
9 627,3 milliards, correspondant à un taux de couverture de
l’émission monétaire de 82,0 % contre 80,2 % 3 mois plus tôt. Ce
niveau des réserves de change assure 5,4 mois d’importations de biens et
services contre 5,3 mois à fin mars 2018.[1] » Autrement dit, les
États de l’UEMOA ont assuré un taux de couverture de l’émission monétaire
d’un niveau 4 fois supérieur à celui (de 20 %) exigé par le garant (la
France) dans le cadre de l’Accord de coopération monétaire qui lie ce dernier
aux États africains de la zone franc.
Cela signifie, selon
l’économiste sénégalais Sanou Mbaye, ancien haut fonctionnaire de la BAD,
que « les pays membres de la zone franc, si pauvres soient-ils, se
voient ainsi privés par la France d’énormes ressources financières qui auraient
pu être investies dans les secteurs clefs de leurs économies (production
vivrière, éducation, santé, logements et infrastructures). Le plus révoltant
dans ce marché de dupes est que la France et ses banques se servent
de l’épargne de ces pays pour leur concéder des prêts à des taux
prohibitifs. Le comble est que les pays de la zone, non contents de
se voir amputer d’une part importante de leurs revenus, sont contraints
de s’endetter auprès de la Banque mondiale et du FMI aux conditions
drastiques que l’on sait. En se comportant comme des victimes
consentantes, lesdits pays n’ont fait que traduire une attitude éminemment
freudienne des élites africaines francophones qui confine à l’autoflagellation.
Il en résulte que le Programme alimentaire mondial (PAM) doit venir à la
rescousse pour nourrir des populations de pays comme le Niger, le Mali, le
Burkina Faso, le Tchad ou le Sénégal…[2] »
(…) Sur la période
d’analyse (2000-2016), le cumul des excédents des avoirs extérieurs de la BCEAO
par rapport au plancher conventionnel de 20 % s’élevait à
71 189,4 milliards de francs CFA, l’équivalent de 14,5 mois
du PIB agrégé de l’ensemble des 8 pays de l’UEMOA
(58 966 milliards de francs CFA) ! Si cette somme colossale
en devises avait été rapatriée, et non monétisée en francs CFA, investie
– et non placée – pour financer les investissements productifs des
pays de la zone, leur économie aurait présenté un tout autre visage, moins
dépendant et plus coruscant. Pour l’économiste Kako Nubukpo, ce taux de
couverture « veut dire que nous n’avons plus besoin de l’ “assureur”
qu’est la France pour avoir la fixité entre le CFA et l’euro.[3]» « Les dirigeants africains doivent prendre leurs
responsabilités. C’est à nous d’assumer notre destin, ce n’est pas à la France
de le faire pour nous »,[4] insiste l’ancien ministre
togolais.
Questions :
Pourquoi avoir assuré et continuer d’assurer un taux de couverture de
l’émission monétaire 3 à 5 fois plus élevé que le niveau de 20 %
requis par la France, alors que les États de l’UEMOA sont exposés à un
sous-financement chronique de leurs économies ? Avec une telle dépendance
(d’autres parleront de « servitude »), ces pays peuvent-ils
se passer du « parapluie monétaire » de la France et ainsi
acquérir leur « souveraineté monétaire » ? Que gagne,
réellement, la France en exigeant un tel quantum aux États de l’UEMOA pour
garantir leur monnaie ? Quels sont les intérêts que la France compte
sauvegarder en maintenant l’accord de coopération monétaire avec les pays de la
zone franc ?
(…) De 2004 à 2016, les disponibilités extérieures des
pays membres de l’UEMOA déposées sur leur compte d’opérations ouvert dans
les livres du Trésor français se situaient bien au-deçà du taux conventionnel
de centralisation de 50 % convenu avec la France…
(…) Sur la période sous revue, le cumul des excédents
des avoirs en devises domicilié à tort sur le compte d’opérations
se chiffrait à 3 832 milliards de francs CFA. Le graphique
ci-dessous retrace cette évolution. Ce surplus aurait pu être utilisé
au bénéfice des populations africaines.
(…) Question :
Pourquoi domicilier au Trésor public français des réserves de change jusqu’à
plus de 9 points au-dessus du taux conventionnel de 50 %, si le
sous-jacent (les économies des pays de l’UEMOA qui portent le franc CFA)
manque cruellement de moyens financiers pour se développer ?
On voit
bien que les textes fondateurs de la zone franc, sans composer avec ses
règles fondamentales (plancher de 20 % du taux de couverture de l’émission
monétaire et domiciliation de 50 % des réserves de change sur le
compte d’opérations) admettent quelque souplesse.
Où est alors le
problème ? Pourquoi les marges de manœuvre autorisées, tout
au moins sur le plan juridique, ne sont-elles pas utilisées par les pays
de l’UEMOA ? Pourquoi les dirigeants de la sous-région continuent-ils
de stocker au Trésor français des avoirs bien au-delà de leurs engagements
contractuels, hors de leurs frontières ; alors qu’intra-muros, leurs populations manquent de tout et même de
l’essentiel : alimentation, santé, logement, éducation, transport, eau,
électricité… et que leurs entreprises et industries se débattent pour
accéder aux moyens financiers nécessaires à leur création et à leur
développement ? Si cette énorme « épargne morte » ne sert pas
les économies des pays de la zone, à qui profite-t-elle ? Au nom de quelle
politique monétaire, de quelle gestion des réserves de change, de quelle
règle prudentielle ou conventionnelle, en est-on arrivé à ce paradoxe, à
priver sur plusieurs années des pays pauvres, en grande
souffrance économique et sociale, de leurs devises, ressources
indispensables pour le développement ?
Cette situation explique en grande
partie le sous-financement bancaire des économies locales. Oui, les États
africains de la zone CFA souffrent. Oui, les populations continuent
de patauger dans la pauvreté et la misère. Elles souffrent de faim,
de malnutrition, de maladies, de soif, d’obscurité, d’analphabétisme,
et tout le toutim. Oui, le monde de l’entreprise, dont l’industrie
constitue l’appendice, est à la peine, avec à peine quelques unités
fonctionnelles.
Le
très officiel Rapport Védrine, conçu et rédigé par des experts aux compétences
avérées, reconnaît clairement, chiffres à l’appui, que les performances
des pays francophones sont moins fortes que celles des pays anglophones et
lusophones. « Et en comparaison des autres pays, les taux
de croissance de la zone CFA sont moins élevés sur les 10 dernières
années », ajoutent les auteurs du rapport, qui s’empressent d’ajouter
que « ce différentiel négatif de croissance s’explique en grande
partie par l’instabilité politique passée de la Côte-d’Ivoire et, dans une
moindre mesure, de la République centrafricaine.[5] »
Que
dire de la justesse de la vision des dirigeants du Liban (1948) et des
pays d’Afrique du Nord de se retirer de la
zone franc dès les premières années de leur
indépendance et de battre leur
propre monnaie ? En 1957, le Maroc crée sa Banque centrale et quitte
la zone franc. Il sera suivi, un an après, par la Tunisie. L’Algérie
leur emboîte le pas en créant sa propre monnaie (dinar algérien) le 1er avril 1964. Ces pays sont-ils moins développés que ceux qui ont
choisi de rester dans la zone franc ou de faire des allers-retours
pour finalement y demeurer ? Assurément, non. Tous les pays cités frappent
depuis quelques années à la porte de l’émergence économique…
A suivre...
Cheickna Bounajim Cissé, FCFA : Face Cachée de la Finance Africaine,
(Editions BoD, 452 pages, 29 euros). Contact : cbcisse@yahoo.fr
Économiste et essayiste, il
est le Président de la Commission « Banques & Compétitivité » du
CAVIE (Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique). Titulaire d’un
MBA de l’Université de Paris Dauphine et de l’IAE de Paris, il est détenteur
d’un Master professionnel Sciences Politiques et sociales – option Journalisme
de l’Institut Français de Presse (Université Panthéon-Assas), possède une
Maîtrise en gestion des entreprises de l’ENA de Bamako et est diplômé d’études
supérieures en Banque (ITB – CNAM de Paris). Il est l’auteur de l’acronyme
MANGANESE, désignant neuf pays africains émergents ou en voie de l’être.
Contributeur pour plusieurs médias et auteur de plusieurs publications, dont
« Construire l’émergence, un pacte pour l’avenir » (BoD, 2016), il se
définit comme un « émergentier », un activiste de l’émergence de
l’Afrique.
[1] En ligne :
www.bceao.int/sites/default/files/2018-09/Rapport_CPM_Septembre_2018_version%20finale_pour_mise_en_ligne_VF.pdf
[2] En ligne : http://mbaye.info/2016/04/13/les-avatars-du-franc-cfa-flux-des-capitaux-et-regression-economique-en-afrique-francophone/2751
[3] Le Monde.fr, « Le franc CFA freine le
développement de l’Afrique », Entretien avec Kako Nubukpo, propos recueillis
par Raoul Mbog, op. cit.
[4] Le Monde.fr, « Le franc CFA freine
le développement de l’Afrique », Entretien avec Kako Nubukpo, propos
recueillis par Raoul Mbog, op. cit.
[5] Hubert Védrine, Lionel Zinsou, Tidjane Thiam,
Jean-Michel Severino et Hakim El Karoui, Un partenariat pour l’avenir : 15 propositions pour une nouvelle
dynamique économique entre l’Afrique et la France, ministère de l’Économie
et des Finances, décembre 2013, en ligne : www.tresor.economie.gouv.fr/File/393414
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