« Notre rêve : un monde sans pauvreté ». Quelle sainte formule ! Il y a de quoi attendrir l’âme sensible des Africains (surtout francophones), abonnés à l’émotion et à la passion, auxquels les Français ont généreusement ajouté à titre de legs, le romantisme et le sentimentalisme. A bien tendre les esgourdes, on a l’impression d’entendre Raoul Follereau, surnommé affectueusement « le vagabond de la charité », nous entretenir d’outre-tombe de sa nouvelle mission. Très sérieusement, que reste-t-il de cet objectif noble et ambitieux, soixante-dix-sept années après avoir été érigé au statut de devise de la Banque mondiale ? En vérité, rien qu’un amas de désolations et de tribulations en Afrique ! Six décennies après les indépendances, dans cette immense partie du globe, plus grande que la Chine, les États-Unis, l’Inde et une bonne partie de l’Europe, mis ensemble, l’Afrique tient fermement la corde de toutes les formes possibles d’indigence flippante et horripilante. Elle concentre presque tous les maux en quelques mots : une insécurité enveloppante, une éducation flippante, une économie crispante, une pauvreté galopante, une incivilité frappante, une corruption rampante, une gouvernance préoccupante et une démocratie décapante. Sur ce continent, en plein 21e siècle, la faim tue plus que le sida, le paludisme et la tuberculose réunis.
Sanctuaire de la
pauvreté
Les inégalités continuent de se creuser sur le continent : les dirigeants s’enrichissent,
les populations s’appauvrissent. Les Africains continuent à tendre la sébile
pour obtenir l’obole. Leurs litanies ont fait plusieurs fois le tour du monde.
En guise de gobelet, ils reçoivent des quolibets. Dans beaucoup de pays, les
gouvernants et leur coterie s’installent dans le déni. La nature est belle et
les oiseaux chantent, entonnent-ils à l’unisson. « Tout va très bien
madame la Marquise, surtout ne changeons rien du tout », renchérissent les affidés. Cependant, ajoutent-ils à
bas bruit, il y a seulement « un tout petit rien » : chaque 10 secondes
un enfant africain meurt de faim, chaque 10 minutes 15 Africains sont tués par
le sida, chaque 10 heures 450 Africains décèdent de paludisme. Ils oublient,
volontairement de dire que par leur fait 246 millions de dollars de capitaux sortent,
chaque jour, frauduleusement du continent africain.
L’Afrique concentre plus de la moitié (56%) des pauvres de la planète. D’après les statistiques
officielles (Banque mondiale, 2020), il y a 420 millions d’Africains qui vivent
dans l’extrême pauvreté (avec moins de 1,90 dollar par jour pour vivre), soit
42,3% de la population totale. Sur les 36 États répertoriés dans
le monde dans la catégorie « Développement Humain Faible » du
classement du PNUD (IDH 2018), 32 sont africains. Pire, les 12 des pays les
plus pauvres du monde se situent en Afrique. La majorité des États africains qui
sont sous programme des institutions de Bretton Woods sont indigents. Sur les 47
PMA (pays les moins avancés) au monde, 33 sont des pays africains. Sur la liste
des 39 pays éligibles à l’initiative PPTE (pays pauvres très endettés), les trois
quarts sont situés en Afrique subsaharienne. Tristes
records pour un continent survitaminé par Dame nature ! Véritable « coffre-fort
bourré de matières premières », l’Afrique possède 10 % des réserves
mondiales en pétrole, 90 % de celles de platine, de cobalt et
de chrome, 60 % du manganèse, 40 % de l’or, 30 % de
l’uranium et de la bauxite, 25 % du titane, et tutti quanti. En dépit de
ce potentiel exceptionnel, le continent importe
tous les ans 35 milliards de dollars de produits alimentaires pour nourrir sa
population, alors qu’il détient 65% des terres arables en jachère dans le monde.
Pourtant, les recettes
du FMI et de la Banque mondiale, survendues aux dirigeants africains, devraient
extirper leurs pays de la trappe à pauvreté et les propulser sur la trajectoire
du développement. En clair, la potion magique était censée estomper les rides des
populations africaines, humidifier leurs joues arides, illuminer leur regard
vitreux et assécher leurs yeux mouillés par le désespoir du passé, la
précarité du présent et l’incertitude du futur. Mais à y regarder de très
près, il y a de quoi s’interroger sur le bienfondé de cette empathie de l’institution
financière internationale à l’égard des pauvres du monde. Combien de millions
d’Africains ont eu à sombrer dans l’extrême pauvreté, en perdant leur travail
et leur dignité, du fait des conséquences ruineuses et désastreuses de
l’application zen ou zélée – qu’importe d’ailleurs
lequel des deux – des
politiques d’austérité imposées par les institutions de Bretton Woods, cautionnées
par les pays occidentaux et acceptées par les dirigeants africains ?
Quatre décennies de grande souffrance, de diète financière et d’agonie sociale
pour les populations africaines. Ceux qui ont fait construire les imposants sièges
des institutions internationales à Washington, haut lieu de la prospérité
mondiale, et qui ont adopté des altruistes formules pour se donner bonne
conscience ont-ils visité les pénates des pauvres parmi les pauvres en Afrique,
les huttes et les cahuttes, les taudis et les taudions, les gourbis et les cagibis,
les cambuses et les masures ? Ont-ils humé les odeurs capiteuses qui fument des
entrailles de ces abris de fortune ? Ont-ils croisé le regard creux et
vitreux de ceux qui sont censés être les bénéficiaires de leurs programmes d’aide ?
Ont-ils festoyé en leur compagnie en ingérant leur bectance et leur cuistance ?
Ces « due diligence » - pour reprendre une expression consacrée – ont-elles
été effectuées sur le terrain ou bien les missions de consultation et de revue de
programmes se sont limitées aux visites de travail et de courtoisie, entre gens
de bonne compagnie, dans les bureaux et les hôtels huppés de la capitale du
pays visité, avant de produire et de livrer les précieux rapports agrémentés de
chiffres plantureux, de graphiques savoureux et de commentaires généreux ? Sincèrement,
a-t-on besoin d’être économiste ou expert financier pour connaître les limites
d’une telle approche ?
En vérité, chers
dirigeants africains, il ne sert à rien pour maintenir les programmes insanes
avec le FMI, de continuer à embellir l’état de vos économies par des
indicateurs macroéconomiques supposés « solides et performants ». La réalité
locale vous opposera toujours, aussi longtemps que durera la farce, des visages
miséreux, des regards vitreux, des cadres véreux, des rapports de contrôle
sulfureux, un chômage douloureux, un système de gouvernance fiévreux, un système
de santé défectueux, un système d’éducation scabreux, un système de sécurité poreux…
L’Africain du XXIe siècle, « réfugié dans le combat pour la survie »
(l’expression est de Kofi Yamgnane), a changé. Il n’a connu ni la colonisation,
encore moins l’esclavage. Il est né sous l’ère des réseaux sociaux, bien après
l’avènement de la démocratie, au son des claquements des touches de clavier et
des clics de souris. Décomplexé et
branché, il aspire à des conditions de vie meilleures. Il a conscience de son extrême
pauvreté, de l’immense richesse de ses dirigeants et des énormes potentialités
de son continent. Sa patience a des limites. Il a toujours prouvé qu’il savait
se faire entendre quand on le fait trop attendre.
Prenons de la
hauteur et survolons ensemble les comptes du Groupe de la Banque mondiale. Son
rapport annuel 2020, publié sur son site institutionnel, indique : « Les
effets sanitaires, économiques et sociaux de l’instabilité de la conjoncture
mondiale due à la pandémie de covid-19 coûtent à la région [Afrique
subsaharienne] entre 37 et 79 milliards de dollars de pertes de production en 2020
(…). La croissance économique devrait se contracter, de 2,4 % en 2019 à entre
-2,1 et -5,1 % en 2020, entraînant ainsi la première récession de la région en
25 ans. » « Durant l’exercice 2020, la Banque a approuvé des prêts
d’un montant de 20,8 milliards de dollars pour la région Afrique », avance
l’organisation onusienne avant d’ajouter un détail de taille : « Les
revenus générés par les accords de services de conseil remboursables conclus avec
huit pays s’élevaient à 11 millions de dollars. » Pécaïre ! Parlant
de revenus, l’examen des états financiers de l’exercice 2020 de la BIRD (une des
cinq organisations financières composant le Groupe de la Banque mondiale), fait
ressortir que « le revenu disponible à 1,4 milliard de dollars, est en
hausse de 0,2 milliard par rapport à l’exercice précédent, traduisant en
particulier l’augmentation des revenus d’intérêts nets. » N’est-il pas
curieux, tout au moins surprenant, pour une institution internationale qui
prône vertement la lutte contre la pauvreté de réaliser des profits substantiels
dans ses opérations avec les pays pauvres d’Afrique ?
Au-delà des indicateurs,
comment la Banque mondiale définit-elle les pauvres, ceux qu’elle appelle les «
victimes de la pauvreté absolue » ? Dans un article intitulé « Droits et
lutte contre la pauvreté : où en sont les Institutions de Bretton Woods ? »,
publié dans la prestigieuse revue Mondes en développement (no 128), le
professeur Benoît Prévost pense détenir la réponse. Se référant au Rapport sur
le développement dans le monde 2000, une publication de la Banque mondiale, il
indique que pour l’organisation onusienne « les pauvres sont comme des "sans
voix", incapables de se faire entendre, défendre et respecter ». L’universitaire
français poursuit : « En ressortent deux dimensions de la pauvreté
qui échappaient jusque-là aux études conventionnelles : la vulnérabilité et le
manque de pouvoir politique (…). Puisque les pauvres sont des hommes "sans
pouvoir", il convient, dans les nouvelles stratégies de lutte contre la
pauvreté, de leur en redonner, de les "renforcer". C’est le principe de
l’empowerment, conçu comme une "expansion de la liberté de choix et
d’action", ou comme une "expansion des ressources et capacités des
pauvres à influencer, contrôler et tenir pour responsables les institutions qui
affectent leurs vies. »
Gâteau des pauvres
La Banque mondiale
lutte-t-elle réellement contre la pauvreté ? Voici ce qu’en pense celui qui est qualifié
d’idéologue des institutions de Washington, même s’il s’en défend, l’économiste
américain John Williamson. Il s’exprimait dans les colonnes de la très officielle
revue du FMI Finances & Développement de septembre 2003 : « Il faut
savoir qu’il existe deux façons de rendre les pauvres moins pauvres. La
première consiste à augmenter la taille du gâteau économique qui fournit à chacun
son revenu. La seconde est de redistribuer le gâteau existant, pour que les
riches en aient un peu moins et les pauvres un peu plus. Puisque dans un pays
où les pauvres ne reçoivent qu’une toute petite part du revenu, il suffit de
redistribuer une part relativement modeste du revenu des riches pour réduire
considérablement la pauvreté. » M’enfin ! Avec de telles déclarations, difficile
de ne pas froncer les sourcils !
En définitive, comment
les institutions de Bretton Woods voient-elles le développement de l’Afrique ?
Le 18 janvier 2000 à Libreville, le Directeur général du Fonds monétaire
international Michel Camdessus prononça une allocution à l'ouverture de la
Conférence au sommet des chefs d'État africains. Certains points de son
discours ont retenu notre attention. Il reconnut (enfin !) que « les
conditions de vie de millions d'Africains ne se sont guère améliorées en
l'espace de trente ans. Pour beaucoup, elles se sont même dégradées ». Par
rapport au développement du continent, le patron du FMI estima qu’il devrait
être « un développement centré sur l'amélioration du sort des plus pauvres
d'entre les pauvres. »
N’est-ce pas
cocasse de tenir de tels propos ? Est-ce à dire que l’Afrique doit passer
l’éternité sous les fourches caudines du FMI, non pas à créer de la valeur et
de la richesse, mais à lutter contre l’extrême pauvreté qui n’est autre
chose qu’une excroissance des programmes d’ajustement structurel du FMI ?
Est-ce de cette façon que la France (le premier pays au monde à bénéficier d’un
prêt du FMI en 1947) a accédé aux étages supérieurs du développement ? Et
est-ce aussi la stratégie que les pays asiatiques (les « dragons » et
les « tigres ») ont appliquée pour amorcer leur décollage économique
? Il est vrai, comme l’écrivait Fatou Diome : « Sur la balance de la
mondialisation, une tête d'enfant du tiers-monde pèse moins lourd qu'un
hamburger. »
En 1999, face à l’exacerbation
de la précarité dans les pays africains sous programme du FMI et à l’avalanche
des critiques surtout venant des pays occidentaux, et non de la désapprobation
des dirigeants africains, fermement attachés au talisman du marabout d’outre-Atlantique,
une nouvelle stratégie dite de réduction de la pauvreté a vu le jour. Ses concepteurs
se prévalaient d’une précaution d’usage : « Une stratégie contre la
pauvreté, aussi bien conçue et appliquée soit-elle, n’est pas une baguette
magique qui amènera la prospérité en un clin d’œil. » En réalité, les Documents
de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP) du FMI ne sont qu’une autre
forme enjouée, au « visage plus humain », des fameux PAS (programmes
d’ajustement structurel). Un de mes professeurs d’université m’alertait sur la
versatilité de la nature humaine : « Quand vous changez d’habit, vous ne
changez pas ; vous changez simplement la façon dont on vous regarde. »
Dans le sillon de
la devise de la Banque mondiale, Jeffrey Sachs l’un des économistes les plus
influents de la finance internationale, alors Conseiller spécial du Secrétaire
général des Nations Unies, publia en 2005 son œuvre monumentale La Fin de la
Pauvreté. « La gouvernance africaine est pauvre parce que l’Afrique est
pauvre », écrivait celui qui est présenté comme le père de « l’économie clinique
». A bien lire, le « clinicien » a dû se tromper de patient. L’Afrique
n’est pas pauvre. Ce sont les Africains qui sont pauvres et appauvris. En vérité, les programmes d’ajustement
structurel (anciennes et nouvelles générations) constituent une véritable « trappe
à pauvreté ». Des millions d’Africains ont été pris au « piège de la pauvreté
» duquel certains continuent de se débattre pour en échapper et d’autres, moins
chanceux, y ont laissé leur ultime soupir.
Beaucoup s’interrogent,
à juste titre, sur le lien entre la Banque mondiale et le Fonds monétaire
international ? En fait, ce sont les deux faces de la même médaille. Au-delà de
la proximité géographique, les deux institutions reposent sur la même idéologie
néolibérale, elles sont très complémentaires dans leurs démarches au point de
paraître fusionnelles dans leurs marches. Si l’image peut être prêtée, il y a
une qui laboure (FMI) et l’autre qui sème (Banque mondiale). L’économiste allemand
Horst Köhler, alors Directeur
général du Fonds monétaire international, s’exprima sur le sujet avec plus d’emphase.
C’était lors d’une allocution hégémonique prononcée le 28 janvier 2002 à l’occasion
de la Conférence sur la mondialisation et l'humanisation de l'économie : « À
mon sens, les institutions de Bretton Woods – le FMI et la Banque mondiale –
forment une équipe qui travaille à rendre la mondialisation plus solidaire. Nos
deux institutions ont été créées en 1944 pour rétablir et préserver les
bienfaits de l'intégration mondiale en favorisant l'ouverture, la confiance et
la coopération internationale. (…) Nous poursuivons un objectif commun –
favoriser l'instauration d'une prospérité largement partagée – en nous appuyant
sur une division judicieuse des tâches et sur un partenariat étroit qui vise à
renforcer notre efficacité conjointe. » Il ajoutera, sans élégance aucune : «
En dépit de toutes les critiques qui nous sont adressées aujourd'hui, j'ai la
conviction que, si nous n'existions pas, il faudrait nous inventer. » Sans blague ! N’est-il pas inquiétant,
pour emprunter une expression chère au sémillant écrivain malien Sane Chirfi
Alpha, quand ceux qui doivent tresser ont vocation de raser car tout le malheur
n’est que pour la tête ?
Trappe à pauvreté
Le cœur des programmes avec le FMI
et la Banque mondiale tient à la lutte contre la pauvreté. C’est connu et reconnu.
Pourtant, rien de raisonnable ne peut soutenir valablement une telle imposture
économique. Nous ne le dirons jamais assez, et nous insistons encore, aucun
modèle de développement ne peut prospérer en luttant contre la pauvreté. La théorie
économique le dit, le bon sens l’exige. Combien de fois faut-il alors le
ressasser ? Malheureusement, je ne suis ni un orthophoniste encore
moins un ventriloque ; je ne suis qu’un piètre économiste qui slame dans les slums.
L’ambiguïté du modèle économique des
pays africains, à l’effigie des institutions de Bretton Woods, peut se résumer
– la comparaison est un peu osée – à vouloir tomber enceinte tout en restant
vierge. Par extraordinaire, si cela se réalisait – le
domaine du possible étant vaste – ce sera miraculeux ; et le miracle
est un mirage en matière économique qui n’est pas traité dans cet article. Nous n’avons pas suffisamment compris en
Afrique que la consommation est la conclusion d’un cycle économique et non son
début. La bien-pensance, sincère ou fourbe, a
conscience que, dans l’absolu, toute importation qui n’a pas un sous-jacent de
création interne de richesse ne peut qu’appauvrir le pays importateur. Dans ces
conditions, le développement n’est pas seulement un rêve, c’est une véritable
utopie. Il faut traquer les causes et non les symptômes. Prenons un exemple
simple pour aérer la compréhension. Il est vrai que si on allège le panier de
la ménagère (subvention du prix des produits de première nécessité, riz, sucre,
farine, eau et électricité, essence, etc.), on améliore a priori le pouvoir
d’achat des populations adressées et donc on diminue la pauvreté. En théorie
seulement, cela est vrai. Mais dans le contexte de la plupart des pays africains
qui fabriquent peu de produits manufacturés, c’est encourager l’importation, la
sortie de devises. Or, si les fonds étaient investis dans la création d’industries
locales pour fabriquer ces produits, et pour accroître la capacité du parc
industriel existant, ce sera de la création d’emploi et de richesse pour les
entreprises et les ménages. En définitive, asseoir la politique économique d’un
pays sur la lutte contre la pauvreté est une magistrale erreur et ne peut
conduire qu’à l’impasse. Pour la simple raison, déjà expliquée, que tout
soutien à la consommation (subventions, exonérations) ne peut avoir d’impacts
positifs sur l’économie nationale que si la structure des échanges avec le
reste du monde est favorable aux exportations d’une part, ou si les produits subventionnés
ou exonérés sont fabriqués par l’industrie locale d’autre part. Aucune des
hypothèses avancées n’est avérée dans le cas africain. C’est donc une double
erreur et, forcément, une double peine pour les populations. Le journaliste béninois Marcus Boni Teiga, cité par SlateAfrique dans un article intitulé « Pourquoi
l’Afrique ne se développe pas ? », s’interroge : « Comment
peut-on se développer quand on consomme tout ce qui vient de l’extérieur sans
distinction et qu’on ne produit rien, ou pas grand-chose ? » L’homme de
médias poursuit, ironiquement, sur un autre registre : « Si seulement
les Africains si portés sur des biens de consommation extérieurs dont ils
affectionnent la qualité pouvaient s’évertuer à les produire, ils deviendraient
certainement riches et moins dépendants de l’extérieur. Mais surtout moins
embouteillés qu’ils ne le sont aujourd’hui. »
Toute cette démonstration
aboutit à la conclusion que les politiques de lutte contre la pauvreté, sous la
férule des institutions internationales, sont un véritable «dolly» économique, dont
la manifestation la plus évidente fut la non réalisation en 2015 des Objectifs
du millénaire pour le développement (OMD). Lancés en 2000, en grande pompe et à
toute pompe, comme la trouvaille du millénaire, la baguette magique pour sortir
les pays du Sud de la pauvreté, les OMD se sont achevés en queue de poisson
quinze ans plus tard, avec des résultats aussi lourds que le duvet du colibri
d'Elena. Et comme si cela ne suffisait pas, grâce à un tour de passe-passe (de
8 objectifs, on est passé à 17 objectifs) dont elle est la seule à maîtriser
les rouages, la communauté internationale lance sur les cendres fumantes des
OMD, les Objectifs du Développement Durable (ODD) avec comme nouvelle échéance
2030. Ainsi, subrepticement, avec une dose subtile de sémantique noyée dans un
torrent de rhétorique, les aumôniers internationaux, avec l’entregent
manifeste des gouvernants des pays africains, ont troqué « M pour Millénaire »
contre « D comme Durable », pour maquiller une vieille pratique en donnant
l’illusion de la nouveauté. Que faut-il dire à celui que l'on met en garde
d'enfanter de gros bébés et qui donne naissance à un éléphanteau ? Ainsi se
perpétue le système mondial mortifère qui neutralise toute perspective
temporelle pour les populations africaines. Ses artisans et ses partisans doivent
simplement se souvenir de ces propos de bon sens :
« Tout ce qu’un esprit humain est capable de concevoir, un autre
esprit humain est capable de le comprendre. » Autrement, tout ce que vous
pouvez faire, d’ordinaire ou d’extraordinaire, quelqu’un d’autre est capable de
le défaire, de le refaire et même de le parfaire. Présentés par ses concepteurs
et sponsors, comme le « nouveau référentiel du développement du
monde », les ODD nécessiteraient pour leur mise en œuvre une enveloppe
financière globale de 2 500 milliards de dollars ! Diantre ! Pourquoi
ne pas investir cette somme colossale à produire et à créer de la richesse dans
les pays en développement, à construire des usines sur place pour la
transformation des matières premières locales ?
Il faut donc clarifier sans simplifier. On se développe
en créant de la valeur, de la richesse. Et pour créer de la richesse, il faut produire.
Et pour bien produire, il faut entre autres des infrastructures performantes, un
système financier local robuste, une gouvernance vertueuse, et (surtout) un
secteur industriel solide, diversifié et compétitif. En un mot comme
en mille, l’avenir de l’Afrique
est dans l’industrialisation. Et nulle part ailleurs. Il
faut valoriser davantage les matières premières locales à travers une transformation
plus importante, en vue d’une plus grande rétention de la valeur ajoutée des
produits finis destinés à la consommation intérieure et à l’exportation. Si la distribution de la richesse ainsi créée est
équitable, la réduction de la pauvreté devient une résultante presque évidente.
L’économiste britannique John Maynard Keynes résume bien notre raisonnement :
« Produisons chez nous chaque fois que c'est raisonnablement et
pratiquement possible, et surtout faisons en sorte que la finance soit
nationale. »
Chers dirigeants
africains, depuis des décennies, le FMI a labouré vos économies et la Banque
mondiale y a ensemencé la bonne graine censée lutter contre la pauvreté. Comme
résultat, beaucoup parmi vous ont récolté l’extrême pauvreté. Une grande partie
de la population africaine vit toujours dans « le plus grand dénuement »,
pour reprendre une expression des services du FMI. Derechef, n’est-il pas (grand) temps de vous engager,
maintenant et tout de suite, à lutter pour la création de la richesse ? D’ailleurs,
cette doctrine africaine de la Banque mondiale et du Fonds monétaire
international axée sur la « lutte contre la pauvreté » est étonnante
de la part d’institutions qui promeuvent le libéralisme. L’économiste anglais
Adam Smith, considéré comme le « père de l’économie politique » a
publié en 1776 son œuvre majeure intitulée « An Inquiry into the Nature
and Causes of the Wealth of Nations » (« Recherches sur la nature et
les causes de la richesse des nations »), plus connue sous le nom
évocateur et interpellateur de « La richesse des nations ». Le prix
Nobel d’économie (1998) Amartya Sen en dira que c’est « le plus grand livre
jamais écrit sur la vie économique. » D’ailleurs, cet ouvrage est
considéré comme le document fondateur de l’idéologie du libéralisme économique.
Alors la question de bon sens qui se pose est simple : Comment
passe-t-on de la « création de richesse » dans les nations
occidentales à la « lutte contre la pauvreté » dans les pays
africains ?
Il
faut donc être très clair. Chercher à résoudre la conséquence du
non-développement, c’est-à-dire la pauvreté, par tout mécanisme qui ne passe
pas par la création de richesse, c’est réaliser un pansement sur une jambe en bois.
Autrement dit, faut-il vacciner un patient qui a déjà déclaré la maladie ?
Dans l’absolu, c’est une hérésie médicale. En économie, c’est plus qu’une
imposture. C’est une faute. Et le paradoxe, c’est que tout le monde le sait.
C’est là où le tragique rejoint le comique. Les paroliers africains rappellent
que le vendeur du couscoussier sait que son produit est troué et celui qui l’achète
aussi le sait, c’est pour cela d’ailleurs que les deux en font commerce. Le
comble serait que les deux acteurs puissent s’étonner que ce récipient ne
puisse pas retenir l’eau. Cette métaphore traduit l’énormité de l’inefficacité
du modèle économique de la majorité des pays africains, conçu dès l’origine à les
maintenir dans les liens de la pauvreté et de l’assistanat. Il faut donc
arrêter de tourner autour du pot. Le véritable problème de l’économie africaine
est antiéconomique, c’est son sous-financement par l’industrie bancaire locale.
Il faut le dire tout net : en Afrique, le taux de bancarisation est presque
ridicule, la mobilisation de l’épargne intérieure est très faible, les capitaux
s’évaporent, fument et enfument les paradis fiscaux, les établissements de crédit
financent à peine l’économie réelle, préférant se déporter sur le risque
souverain, certes moins rémunérateur mais jugé plus sûr. Résultat des courses :
les banques locales enregistrent des niveaux de profitabilité presque indécents
alors que les économies qu’elles sont censées financées sont portées à bout de
bras par l’aide étrangère.
Chers
dirigeants africains, on est passé du silence à la complaisance, de la sujétion
à la conspiration, de la concession à la compromission… N’acceptez pas que vos
pays, gorgés de richesse et de sagesse,
engorgés de tristesse et de détresse, servent de dépotoir aux
terroristes, de réservoir aux extrémistes, de comptoir aux
esclavagistes, d’abattoir aux exorcistes, de séchoir aux affairistes,
de crachoir aux racistes, de dortoir aux opportunistes, de déversoir
aux moralistes, d’accoudoir aux arrivistes, de foutoir aux anarchistes,
de bavoir aux alchimistes, d’abreuvoir aux occultistes, d’égrugeoir aux
séparatistes, de vidoir aux propagandistes...
Chers dirigeants africains, vos populations, engluées dans une pauvreté injustifiée,
souffrent le martyr. Depuis une éternité, vos pays pointent sans discontinuité
parmi les plus pauvres, les plus endettés et les plus corrompus du monde. Point
besoin d’être un expert pour se rendre à l’évidence de l’inefficacité de vos
modèles économiques. Il faut accepter de changer de logiciel de développement. Soyez
réceptifs aux critiques. Refusez de tendre une oreille attentive aux conseils
soporifiques des « marchands de sommeil », en dedans et en dehors,
qui s’évertuent à vous présenter une situation enjolivée de vos pays décalée de
la réalité. Depuis fort longtemps, ils vous ont abandonné dans les bras de Morphée. Le réveil pourrait
être brutal et fatal, non pas seulement pour certains d’entre vous, mais pour
des millions de personnes qui n’ont choisi ni leur continent
encore moins leur pays.
Je vais terminer par une fadaise distillée
à profusion par la bien-pensance : « La pauvreté est un état d’esprit. »
Ah bon ! Est-ce une autre blagounette à deux balles ? Laissons les
chiffres à leurs tortionnaires et les rapports à leurs pensionnaires, et
parcourons ensemble la majorité des pays africains, sans escorte ni guide,
visitons du bout des yeux leurs bidonvilles, leurs villages et leurs hameaux.
Il vous sera servi l’état réel du continent, des localités en friche et des populations
en dèche, qu’aucune marque d’hospitalité, même légendaire, ne pourrait atténuer.
Alors, toutes vos résistances se rompront et vos bras vous tomberont dans les
mains. Et vous vous direz prestement, comme je l’écris en ce moment : L’Afrique
est une grande question. La réponse est avec les Africains. Sur ces
entrefaites, chers dirigeants africains, il ne me reste donc plus qu’à vous
passer le témoin, en laissant à vos bons soins cette préconisation
de Céline : « L’avenir n’est pas une plaisanterie. »
Cheickna Bounajim
Cissé, L’émergentier
Economiste,
essayiste et expert des marchés bancaires africains, auteur de plusieurs
ouvrages : « Les défis du Mali nouveau, Amazon, 2013 »,
« Construire l’émergence, BoD, 2016 », « FCFA : Face cachée
de la finance africaine, BoD, 2019) », « Le sursaut : refonder
ou s’effondrer ? BoD, 2021 ».
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