samedi 14 septembre 2019

Monnaie et compétitivité : cas de la Zone franc

L’Afrique, la nouvelle frontière de la croissance mondiale ? D’accord ! Mais l’Afrique, le grand absent du festin mondial aussi ! Depuis des décennies, toutes les puissances du monde accourent pour y faire leurs emplettes, tantôt pour se (re)construire, tantôt pour se renforcer de l’impuissance des pays africains et de l’indifférence de leurs dirigeants.
Avec presque 20% de la population mondiale, le continent africain représente à peine 3% des échanges internationaux et 5% du PIB mondial. En cause, entre autres, leur niveau de compétitivité est faible alors que leurs potentialités agricoles et minières sont énormes. Une bonne partie des pays africains en panne de compétitivité se trouvent dans la Zone franc et ont en commun le franc CFA comme monnaie officielle. Quelle est la situation réelle dans cette région de l’Afrique ?
Les liens entre monnaie et compétitivité[1] sont tellement étroits que la première pourrait être la gâchette et la seconde l’arme. Dès lors, est-il étonnant que la première mesure de la compétitivité soit basée sur le taux de change de la monnaie ?

A-   Des indicateurs de compétitivité en berne dans la Zone franc

Mesurer la compétitivité est un exercice difficile et complexe. Au niveau international, les indicateurs de compétitivité sont en général controversés. Pour autant, ce sont des outils d’aide à la décision qui sont nécessaires dans un environnement mondial de plus en plus compétitif.

1-      L’indice de compétitivité mondiale

Depuis 1979, le Forum économique mondial (World Economic Forum), souvent appelé Forum de Davos, publie chaque année une étude sur la compétitivité mondiale. Le 17 octobre dernier, il a révélé son classement 2018 des 140 économies nationales étudiées selon l’indice de compétitivité mondiale.



Les pays africains de la Zone franc (PAZF) se perdent dans les profondeurs du classement mondial de la compétitivité globale du Forum Economique Mondial. Avec un score nettement en dessous de la moyenne (60/100), ils se situent dans les trente dernières économies mondiales. En queue de classement, la Côte d’Ivoire et le Cameroun, présentées comme les locomotives de l’UEMOA et de la CEMAC, se situent respectivement à la 114e place et à la 121e de l’indice de compétitivité mondiale.

2-      Le climat des affaires

L’indice de la facilité de faire des affaires du « Projet Doing Business » a été créé en 2003 par l'International Finance Corporation (IFC) du groupe de la Banque Mondiale pour mesurer la réglementation des affaires et son application dans 190 économies dans le monde.


A l’exception de la Côte d’Ivoire (122e) et du Togo (137e/190), tous les pays africains de la Zone franc (PAZF) se situent dans les 50 dernières places du classement de la Banque Mondiale. Même dans ces profondeurs, les disparités sont saisissantes entre les deux unions monétaires. Si quelques progrès sont enregistrés dans la zone UEMOA, la CEMAC montre un visage pâle avec un score en dessous de la moyenne. Dans cette zone, trois pays, à savoir la Centrafrique, le Congo et le Tchad font partie des dix dernières économies du Doing Business 2019. Il apparait clairement, de l’avis même des spécialistes[2], que les résultats des PAZF sont nettement inférieurs à ceux de pays comparables en Afrique et en Asie.

B-   Des points de vue contrastés

Pour l’économiste togolais Kako Nubukpo, professeur de Sciences Economiques à l’université de Lomé, « les économies de l’UEMOA souffrent d’un problème de compétitivité-prix à l’export, du fait de l’arrimage du franc CFA à l’euro, monnaie forte s’il en est. Or, une monnaie forte agit comme une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations, rendant difficile l’obtention de l’équilibre de la balance commerciale[3] ». Ce point de vue est-il partagé ?

1-      Le point de vue des Autorités communautaires

Ces dernières années, la BCEAO a produit deux rapports spécifiques sur la compétitivité des économies de l’UEMOA, l’un sur la période 2002-2011 et l’autre sur l’année 2012. Relativement à la période décennale (2002-2011), les conclusions de l’étude de la BCEAO se présentaient ainsi : « Appréciée  de  manière  globale,  à  partir  de  l’évolution  du  taux  de  change  effectif  réel,  la  compétitivité globale  des  économies  de  l’Union  Monétaire  s’est  détériorée  au  cours  de  la  période  2002-2011,  en  rapport  avec  la  dépréciation  des  monnaies  des  pays  partenaires  sur  les  dix  dernières  années,  dont  l'impact a été atténué par une différentiel d’inflation favorable à l'UEMOA vis-à-vis de l’ensemble de ses  partenaires. Toutefois, le ratio d'investissement relatif s'est accru au cours des dix dernières années, indiquant une progression des efforts d'investissement dans l'UEMOA, en rapport notamment avec l'afflux d'investissement dans le secteur minier et la conduite de grands chantiers dans plusieurs pays.  Toutefois, le ratio d’investissement relatif de l'UEMOA est demeuré inférieur à 100, traduisant un taux d'investissement de l'Union plus faible que celui de ses principaux partenaires. En matière de performance du commerce extérieur, la dernière décennie a été marquée par une faible augmentation du taux d'exportation qui est passé de 31,9% en 2001 à 34,0% en 2011. Cette relative atonie du taux d'exportation dans l'Union reflète l'absence de changements qualitatifs majeurs dans la structure des exportations de la Zone, qui restent dominés par des produits primaires. La dégradation de la position concurrentielle observée au niveau du taux de change effectif réel est confirmée par l'évolution du taux de pénétration étrangère qui a affiché une progression de 0,3 point de pourcentage en moyenne par an.  Ce résultat traduit une augmentation de la part du marché dans l'Union acquise par les entreprises étrangères, et donc une perte nette de compétitivité sur le marché intérieur des pays de l'Union. Les évolutions observées au niveau des coûts de facteurs de production ne sont également pas de nature à accroître le niveau de la compétitivité des économies de l'UEMOA.  En effet, les coûts des principaux facteurs de production ont augmenté sur les dix dernières années. En particulier, les coûts des produits pétroliers et de l'électricité se sont accrus et sont plus élevés que ceux des principaux partenaires africains de la région. »
Récemment, dans le Rapport sur la Politique Monétaire dans l'UMOA de mars 2019, la BCEAO a fait le point de la « Compétitivité extérieure » de ses États membres : « Le taux de change effectif réel (TCER) a baissé de 2,5% au quatrième trimestre 2018 par rapport à la même période de l'année passée. Cette évolution traduit un gain de compétitivité, lié principalement au différentiel d'inflation favorable à l'Union (-3,0%) par rapport à ses partenaires, atténué par une légère hausse du taux de change effectif nominal (+0,5%). L'évolution du taux de change effectif nominal au quatrième trimestre 2018 est en ligne avec l'appréciation, en rythme annuel, du franc CFA par rapport à la roupie indienne (+7,8%), au cedi ghanéen (+5,9%), au rand sud-africain (+1,3%) et au yuan chinois (+1,4%). En revanche, le franc CFA s'est déprécié par rapport au dollar américain (-3,1%), au naira (-2,8%) et au franc suisse (-2,3%). Le taux d'inflation dans l'Union s'est situé à 0,9% au quatrième trimestre 2018 contre une hausse de 3,9% en moyenne dans les pays partenaires. »

2-      Le point de vue du Fonds Monétaire International (FMI)

Le FMI distingue deux types de compétitivité : la compétitivité des prix (compétitivité à court terme) et la compétitivité structurelle (compétitivité hors prix). La première est relative à la monnaie (son taux de change effectif réel[4]) tandis que la seconde (compétitivité structurelle) est mesurée par les indicateurs de climat des affaires (enquête Doing Business), de compétitivité mondiale, de performance logistique et de gouvernance.

S’agissant de l’UEMOA

Dans son rapport (n° 2018/106) de mai 2018, le FMI a donné son avis sur la compétitivité des pays de l’UEMOA.

  • Compétitivité des prix (Évaluation de la position extérieure) : D’après les services du FMI, la surévaluation du taux de change effectif réel (TCER) de l’UEMOA serait négligeable, entre 0,4 % et 1,8 %. Ils estiment que la position extérieure (« EBA-lite ») de cette zone est globalement en cohérence avec les fondamentaux et les politiques souhaitables, en dépit du renforcement récent de l'euro (auquel est arrimé le FCFA de l'UEMOA) par rapport au dollar 
  • Compétitivité structurelle : Pour le FMI, la compétitivité de l’UEMOA reste entravée par des contraintes structurelles importantes, notamment les insuffisances d’infrastructure, les coûts élevés des intrants tels que la communication, le transport et l’électricité et la faiblesse du cadre commercial et règlementaire. À en croire les indicateurs de gouvernance de la Banque mondiale, les scores en matière d'efficacité de l'administration, de stabilité politique, de qualité réglementaire et d'État de droit restent faibles, par rapport à des pays comparables.
Dans la zone UEMOA, la couverture des importations prospectives extrarégionales de biens et services par les réserves extérieures s’est établie à 4,2 mois à fin 2017. Elle devrait atteindre 4,6 mois d'ici à 2022. Les estimations des services du FMI suggèrent que les réserves extérieures de l'UEMOA devraient idéalement se situer dans une fourchette de 5 à 7 mois d’importations prospectives de biens et de services extrarégionales.
Les services du FMI soulignent que « la garantie de convertibilité à parité fixe du franc CFA avec l’euro joue le rôle de mécanisme d’assurance contre le risque d’insuffisance temporaire et exogène de liquidité extérieure. (…) Bien que difficilement quantifiable, la valeur de la garantie de convertibilité par la France qui renforce les réserves externes de l’UEMOA peut être appréciée d’un point de vue qualitatif, car les agences de notation la considèrent comme un facteur qui minimise le risque de crise de balance des paiements. »

CEMAC

Dans son rapport (n° 19/1) de février 2019, le FMI a fait le point sur la compétitivité des pays de la CEMAC.

  • Compétitivité des prix : Pour les services du FMI, les évaluations du solde des transactions courantes et du taux de change effectif réel (TCER) en 2018 semblent indiquer une légère surévaluation du taux de change et une faiblesse plus marquée de la position extérieure par rapport aux paramètres fondamentaux et aux politiques souhaitables.
  • Compétitivité structurelle : Selon les indicateurs de la conduite des affaires de la Banque mondiale (enquête « Doing Business »), les services du FMI ont noté que les progrès enregistrés au classement de la conduite des affaires sont hétérogènes dans la zone CEMAC. Ainsi, entre 2015 et 2018, le Cameroun, la République centrafricaine et le Tchad ont relativement bien progressé, tandis que d’autres pays n’ont guère évolué ou ont même connu une détérioration de la qualité du climat des affaires, notamment le Gabon. En outre, constatent les services du FMI, les indicateurs de gouvernance semblent aussi indiquer des résultats décevants pour les pays de la CEMAC. Selon les « indicateurs de gouvernance » de la Banque mondiale, les pays de la CEMAC sont en retard par rapport aux pays comparables de l’UEMOA et aux pays émergents. 
Dans la zone CEMAC, les réserves de change devraient s’améliorer pour assurer près de 5 mois d’importations d’ici 2022, contre 2,6 mois d’importations à fin 2018.
De façon générale, le rapport du FMI fait observer que « les pays de la CEMAC accusent un retard par rapport aux pays comparables de l’UEMOA. La faiblesse des résultats enregistrés par les pays de la CEMAC se retrouve dans toutes les sous-composantes des indicateurs généraux de la conduite des affaires, les obstacles les plus prononcés étant dans les domaines de la création d’entreprises, du raccordement au réseau électrique, de l’octroi de permis de construire, de l’exécution des contrats, et du commerce transfrontalier. En outre, le manque d’infrastructures adéquates et d’approvisionnement fiable en énergie reste problématique, sans parler des procédures de paiement des impôts et de transfert de propriété qui demeurent complexes ».  Pour le FMI, ces écarts d’estimation entre l’UEMOA et la CEMAC semblent raisonnables, compte tenu des différences entre les deux unions monétaires sur le plan de la dépendance aux ressources naturelles, de la diversification économique et de la volatilité de la balance des paiements.

Cheickna Bounajim Cissé, L’émergentier.


[1]Pour l'Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), « la compétitivité reflète la capacité des entreprises d’un pays à exporter ses produits et/ou à les vendre sur son marché intérieur. Elle dépend non seulement des prix relatifs à l’exportation et donc des coûts relatifs de production, mais également de facteurs dits hors-prix qui recouvrent la qualité des produits, le contenu en innovation, le design ou l’image de marque qui peuvent être liés ou non aux facteurs précédent » ; en ligne : « La quête de la compétitivité ouvre la voie de la déflation », Revue de l'OFCE, 2013/3 (N° 129), p. 251-297. DOI : 10.3917/reof.129.0251. URL : https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2013-3-page-251.htm. Selon l'OCDE, il s'agit de « la capacité d'entreprises, d'industries, de régions, de nations ou d'ensembles supranationaux de générer de façon durable un revenu et un niveau d'emploi relativement élevés, tout en étant et restant exposés à la concurrence internationale. »
[2] Fonds Monétaire International (FMI), Rapport n° 2018/106 de mai 2018 sur l’UEMOA et Rapport n° 19/1 de février 2019 sur la CEMAC.
[3] En ligne : www.jeuneafrique.com/360706/economie/bonnes-feuilles-sortir-lafrique-de-servitude-monetaire-a-profite-franc-cfa/
[4] Le taux de change effectif réel est le prix relatif intérieur comparé à la moyenne des prix des partenaires convertis en monnaie nationale. Le taux de change effectif réel d’un pays permet d'établir dans quelle mesure les variations des taux de change, des prix ou des coûts, dans différents Etats partenaires et concurrents étrangers influencent la compétitivité du pays concerné. Une appréciation du taux de change effectif réel (TCER) est associée à une perte de compétitivité et une dépréciation de cet indice traduit un gain en la matière (Source : BCEAO, Rapport sur la compétitivité des économies de l’UEMOA, juin 2013).

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