(Article publié par Les Echos (Le Cercle) le 29 août 2014 - Extrait de mon prochain ouvrage " Les Fables de la Gouvernance bancaire en Afrique")
Dans la nature, il y a peu de chances que ces espèces se rencontrent. Tout
les sépare. Mais seule leur nature les unit. Ils sont des surperprédateurs liés
par un pacte trophique. Ils chassent sans se faire chasser. La gouvernance
bancaire leur offre le cadre idéal de cette alliance contre nature, inédite et
insolite. Mais dans la nature, comme en finance, tout est mystérieux et rien
n’est jamais sûr.
À l’heure du repas, tous les animaux dans
la nature se transforment en proies. Chaque espèce est dominante ou dominée
face à une autre. Sauf les Alpha prédateurs dits prédateurs "absolus"
ou superprédateurs qui sont au sommet de la chaîne alimentaire. Chez ces tueurs
en série, la consigne est claire : chasser sans se faire chasser. Pour les
autres, se cacher ou fuir reste la seule chance de survie. Le monde de la
finance, et du secteur bancaire en particulier, obéit à ces mêmes règles.
Passons en revue la triplette d’acteurs de
notre mimodrame.
Un trio de choc
Le premier à s’avancer sur la scène est un
groupe de mammifères marins : les orques. La vaisselle dans les poches, ces
méga-prédatrices ont un appétit pétulant. Elles avaient fait une lecture heureuse
de l’ouvrage Le Prince de Machiavel : "Si tu savais changer de nature
quand changent les circonstances, ta fortune ne changerait point".
Leur devise est double : "5 000
francs n’est pas trop, 5 francs n’est pas peu" et "toute viande est
une viande". Ce sont des "rentiers" qui sont en petit nombre,
mais qui restent prépondérants dans le patriciat. Ils détiennent des positions
inexpugnables forgées par une longue période de prédation.
Prétendant détenir une protection mystique
– un amas d’amulettes, de talismans et de décoctions détonantes – les orques
ont créé un mythe dans leur riveraineté, entretenant ainsi leur appétence de
l’anorexie collective. Quand il s’agit de distribuer des prébendes, elles font
légion d’avant-gardistes au point de faire perdre le pied aux
jusqu’au-boutistes.
Mais dès que la défaite pointe à
l’horizon, elles détalent avant le crépuscule. Elles boivent à la fontaine du
succès et siestent sous l’arbre de l’impunité. En embuscade, chacune de ces
orques a un agenda propre. L’objectif clairement affiché est d’être intronisé
"folle de la reine". À ce jeu – puisque c’en est un – serait
proie, la prédatrice qui pêchera dans la zone de sa rivale.
L’air débonnaire et la démarche pesante,
notre second acteur est un mammifère terrestre féroce et vif. Le grizzly
attaque rarement, mais il ne tolère pas qu’on s’aventure sur sa route. Il est
loyal, ondulant et attachant, mais reste très imprudent aux caprices de son
maître. Ce prédateur XXXL, de près d’une demi-tonne de muscles, est une puissance
à l’état brut. Son odorat exceptionnellement développé (2 000 fois plus
sensible que celui de l’homme) lui permet de sentir sa proie à 30 km de
distance.
Il avait été désigné "fou du
roi" par un précédent autocrate, un guépard éméché et irascible. Après sa
forfaiture, l’intrépide félidé médite en mille lieux ces adages de bon sens :
"Qui tue ivre est pendu sobre" et "qui boit sans soif vomira
sans effort".
Le troisième personnage est un invité de
marque de la finance, le premier de tous, et plus qu’un chef c’est un monarque
adepte de la centralité. La panthera
pardus orientalis règne sans partage sur la meute. Elle ne se déplace
jamais sans ses taches même si son ombre n’a pas de rayures. Ce dernier détail
a son pesant d’or pour décrypter l’exceptionnelle longévité des troublants
agissements de notre redoutable prédateur.
Notre léopard doit son nom au premier
fleuve de Sibérie appelé en mandchou "fleuve noir". Bien qu’il soit
un chasseur émetteur, la principale occupation de ce félin est le repos. Mais
méfiez-vous ! Même s’il sommeille, le bout de sa queue ne dort pas. Il
distribue les rôles, se retire à la cime de l’arbre et compte sur la loyauté de
son "cercle" pour se servir à la bonne source.
Un casting délicat
Au mercato bancaire, la meute a porté son
choix sur un vieux léopard pour remplacer un intrépide guépard. Le gourmet a
pris la place du gourmand. C’est en ce moment qu’une nouvelle orque apparut. Et
à son dos, un compagnon pas tout à fait ordinaire : un élégant orang-outan au
crépuscule de son âge, sans un sou vaillant. Ce grand singe anthropoïde,
largement efféminé et l’air boursouflé hurla d’ardeur de se retrouver en si
haut lieu bambochant.
– Qu’est-ce que c’est ? s’exclame le félin
à la vue de l’étrange binôme.
– C’est Pongo, vous ne l’avez pas reconnu
? Lui répond l’orque bagagiste.
– Ce n’est pas ma question. Que fait-il
sur votre dos et à mes pieds ? Vous savez que c’est un primate très ambitieux
et férocement territorial qui n’hésite pas à se défausser sur les capucins au
moindre tracas. Où avez-vous mis la bufflonne ?
– Elle s’est rebellée à votre autorité. Je
m’en suis débarrassée dit l’épaulard très remonté contre les remontrances
appuyées de son mentor. La bufflesse s’est aussi trop aventurée dans notre
garde à manger surenchérit-il.
– Mais enfin ! Pour si peu ! s’exclame le
félidé. Malgré son apparente boulimie, ce bovidé est peu gourmand. Il ne
consomme que 2 % de son poids. Et l’autruche ?
– Chef, elle n’est pas apte à votre grâce.
Elle est très vulnérable à table. Et quand elle n’est pas dans les assiettes,
elle prend soin de son plumage. C’est trop d’effort pour si peu de confort.
– Et le léopard de renchérir : je cherche
un étalon, vous m’amenez un poney. Je veux un aigle, vous m’offrez un poussin.
J’ai l’appétit d’une baleine, vous me servez une sardine. Vous connaissez la
formule : "Ce n’est pas à toute oreille percée que l’on met des anneaux en
or". Avez-vous un problème de casting Dame Orque ?
– Sir, qu’il vous plaise de trouver à mon
choix l’expression de mon dévouement. Pendez-moi si je vous trahis. Je vous
amène une accorte compagnie, un serviteur loyal, un mastodonte à mon image, un
orang-outang en poils et en chair, serviable, taillable et corvéable.
En arrière-plan, le grizzli d’un air
intrigué assiste, silencieux, à l’entretien. En bon Africain, il sait que
"si la calebasse se hasarde à traverser le fleuve, c’est qu’elle est en
complicité avec le vent". D’un trait, il avale du regard le grand singe
qui n’est que chaton à sa mesure, presqu’un animalcule. Même à mensurations
identiques, le mastodonte sait qu’il n’a pas à le redouter. Dans un passé
récent, il a dû jouer l’entremetteuse pour séparer l’"homme de
billets" de son émule "la femme de pièces", dans un duel épique
pour le contrôle du grisbi.
Le pacte fut ainsi scellé et l’ambitieux
primate prêta allégeance à la tribu. Pour autant, sur l’exaltante route de
l’existence, Pongo habitué aux délices de la félonie sait qu’il scrutera la
bonne opportunité pour se prélasser en meilleure compagnie.
Le visiteur encombrant
Dans le vacarme ambiant de la prédation,
un requin-pèlerin efflanqué est découvert échoué sur les rivages de la
"Mer rouge", à quelques encablures de la coterie. Les orques apeurées
par le bruissement du prédateur n’en croient pas leur portefeuille. Elles
accourent retrouver sur la banquise le grizzly grondant, grognant et grommelant
à leur vue. Le Grand Ours se doute de la tristesse de la nouvelle.
"Gouti ! Un grand requin blanc est à
la plage." À ces mots, l’ogre à l’ouïe fine et à l’odorat affiné se dressa
de tout son long pour balayer l’horizon. À la vue de l’étrange visiteur, il
s’affaissa de tout son poids. Pour toute réponse, il s’emmura dans le silence
devant les yeux riboulants des cétacés. Après une infructueuse litote, le
groupe ébaubi se transporta chez Maître Léopard juché sur l’arbre, tout occupé
à veiller sur sa cour de gazelles, d’antilopes, de phoques et d’otaries.
– Purgez vos esprits ! La nouvelle m’est
déjà parvenue. Ce n’est pas parce qu’il vient de la "Mer blanche" que
c’est un grand requin blanc. C’est vrai, celui-ci ressemble à s’y méprendre à
son cousin le requin-pèlerin. Mais c’est un faux monstre marin. Édenté, il est
presque inoffensif. C’est par ces mots que le félin pensait rassurer la meute
quelque peu ameutée.
– Chef, excusez-nous ! Qu’il soit pèlerin
ou aborigène, un requin reste un requin. D’ailleurs, on le dit chez nous :
"le chat, qu’il soit rouge ou noir, est toujours dangereux pour la souris
!" entonne à l’unisson la coterie à la frayeur exhalée. Et, ils n’ont pas
tort : "Même à sec, la rivière garde son nom."
– C’est vrai, renchérit le léopard, notre
voisin incommodant est un tribun rebelle et revêche, un jusqu’au-boutiste
certes très intelligent, mais extrêmement solitaire. Il a l’ambition
débordante, à tel point que "si on lui donne à téter, il boit le lait puis
dévore le sein". Et précisions de taille, il a une grosse capacité de
nuisance. Alors, évitez la confrontation et restons solidaires et vigilants !
Sous peu, dépité, il retournera à des lieux plus convenant loin de nos terres. Nous avons les
cartes en mains, conclut le redoutable félin.
Sur ces entrefaites, il prend congé de ses
congénères avant de se retrancher dans ses appartements avec sa douce otarie
qui n’arrêtait pas de bêler d’impatience. Il alpagua sa proie, l’aspergea de
son précieux liquide et la hissa au sommet de l’arbre. Ainsi, il passa du pas
au repas.
Et les orques, habituées à festoyer
quiètement, ne sont pas au bout de leurs surprises. Elles savent que le combat
sera long et rude. Et le requin-pèlerin sait qu’il est en terrain hostile.
Mais, l’estomac au talon, il ne lui est pas aisé de faire l’économie d’une
confrontation, d’autant que "l’abeille qui reste au nid n’amasse pas de
miel". La tempête retombée, il se résout à aller à la rencontre du
monarque. Ses premières tentatives furent infructueuses. La garde rapprochée du
félin a appris des sages africains qu’il ne faut pas se faire lécher par ce qui
peut te manger.
Mais à force de persévérance, il finit par
avoir une entrevue. La réponse reçue fut à la hauteur de sa témérité :
"Désolé, nous affichons complet !" bafouille le félin très alerte aux
brusqueries de son visiteur encombrant.
Conclusion
Tous volent au secours de la victoire. Peu
reconnaissent leur responsabilité en cas d’échec. Dans la prédation,
l’assemblage de partenaires improbables a toujours eu un destin éphémère et
tragique. Une équipe n’est pas une collection de superprédateurs. Notre belle
triplette en fait foi.
Aucun pacte trophique ne peut résister ni
à l’usure du pouvoir ni à la morsure des ambitions. À des moments,
certains dirigeants peuvent surestimer leur force ou leur ruse. Le temps,
chargé de leurs casseroles bruyantes, les a toujours ramenés à des justes
proportions. Les paroliers africains les avaient prévenus : " Quand la
sagesse ne réussit pas à vous enseigner, les circonstances finissent par le
faire".
Sept ans après le déclenchement de la
dernière crise financière, des milliers de personnes en Occident ruinées par
les banques et dépouillées de leurs maisons continuent de squatter les rues et
émargent à la précarité. L’Afrique, la grande absente de la finance mondiale,
est toujours plongée dans un profond coma sous la charge soutenue de certains
gouvernants peu scrupuleux.
La gouvernance du secteur bancaire sur le
continent, loin des regards bavards et des oreilles fouineuses, se féodalise :
quelques prédateurs et une grande masse de proies. À l’heure des comptes, le
décompte pourrait révéler bien des mécomptes. Que serait le monde si les prédateurs
mangeaient toutes les proies ?
Cheickna Bounajim Cissé
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