jeudi 18 septembre 2014

Les orques, le grizzli et le léopard


(Article publié par Les Echos (Le Cercle) le 29 août 2014 - Extrait de mon prochain ouvrage " Les Fables de la Gouvernance bancaire en Afrique")


Dans la nature, il y a peu de chances que ces espèces se rencontrent. Tout les sépare. Mais seule leur nature les unit. Ils sont des surperprédateurs liés par un pacte trophique. Ils chassent sans se faire chasser. La gouvernance bancaire leur offre le cadre idéal de cette alliance contre nature, inédite et insolite. Mais dans la nature, comme en finance, tout est mystérieux et rien n’est jamais sûr.



À l’heure du repas, tous les animaux dans la nature se transforment en proies. Chaque espèce est dominante ou dominée face à une autre. Sauf les Alpha prédateurs dits prédateurs "absolus" ou superprédateurs qui sont au sommet de la chaîne alimentaire. Chez ces tueurs en série, la consigne est claire : chasser sans se faire chasser. Pour les autres, se cacher ou fuir reste la seule chance de survie. Le monde de la finance, et du secteur bancaire en particulier, obéit à ces mêmes règles.

Passons en revue la triplette d’acteurs de notre mimodrame.

Un trio de choc

Le premier à s’avancer sur la scène est un groupe de mammifères marins : les orques. La vaisselle dans les poches, ces méga-prédatrices ont un appétit pétulant. Elles avaient fait une lecture heureuse de l’ouvrage Le Prince de Machiavel : "Si tu savais changer de nature quand changent les circonstances, ta fortune ne changerait point".

Leur devise est double : "5 000 francs n’est pas trop, 5 francs n’est pas peu" et "toute viande est une viande". Ce sont des "rentiers" qui sont en petit nombre, mais qui restent prépondérants dans le patriciat. Ils détiennent des positions inexpugnables forgées par une longue période de prédation.

Prétendant détenir une protection mystique – un amas d’amulettes, de talismans et de décoctions détonantes – les orques ont créé un mythe dans leur riveraineté, entretenant ainsi leur appétence de l’anorexie collective. Quand il s’agit de distribuer des prébendes, elles font légion d’avant-gardistes au point de faire perdre le pied aux jusqu’au-boutistes.

Mais dès que la défaite pointe à l’horizon, elles détalent avant le crépuscule. Elles boivent à la fontaine du succès et siestent sous l’arbre de l’impunité. En embuscade, chacune de ces orques a un agenda propre. L’objectif clairement affiché est d’être intronisé "folle de la reine". À ce jeu – puisque c’en est un – serait proie, la prédatrice qui pêchera dans la zone de sa rivale. 

L’air débonnaire et la démarche pesante, notre second acteur est un mammifère terrestre féroce et vif. Le grizzly attaque rarement, mais il ne tolère pas qu’on s’aventure sur sa route. Il est loyal, ondulant et attachant, mais reste très imprudent aux caprices de son maître. Ce prédateur XXXL, de près d’une demi-tonne de muscles, est une puissance à l’état brut. Son odorat exceptionnellement développé (2 000 fois plus sensible que celui de l’homme) lui permet de sentir sa proie à 30 km de distance.

Il avait été désigné "fou du roi" par un précédent autocrate, un guépard éméché et irascible. Après sa forfaiture, l’intrépide félidé médite en mille lieux ces adages de bon sens : "Qui tue ivre est pendu sobre" et "qui boit sans soif vomira sans effort".

Le troisième personnage est un invité de marque de la finance, le premier de tous, et plus qu’un chef c’est un monarque adepte de la centralité. La panthera pardus orientalis règne sans partage sur la meute. Elle ne se déplace jamais sans ses taches même si son ombre n’a pas de rayures. Ce dernier détail a son pesant d’or pour décrypter l’exceptionnelle longévité des troublants agissements de notre redoutable prédateur.

Notre léopard doit son nom au premier fleuve de Sibérie appelé en mandchou "fleuve noir". Bien qu’il soit un chasseur émetteur, la principale occupation de ce félin est le repos. Mais méfiez-vous ! Même s’il sommeille, le bout de sa queue ne dort pas. Il distribue les rôles, se retire à la cime de l’arbre et compte sur la loyauté de son "cercle" pour se servir à la bonne source.

Un casting délicat

Au mercato bancaire, la meute a porté son choix sur un vieux léopard pour remplacer un intrépide guépard. Le gourmet a pris la place du gourmand. C’est en ce moment qu’une nouvelle orque apparut. Et à son dos, un compagnon pas tout à fait ordinaire : un élégant orang-outan au crépuscule de son âge, sans un sou vaillant. Ce grand singe anthropoïde, largement efféminé et l’air boursouflé hurla d’ardeur de se retrouver en si haut lieu bambochant.

– Qu’est-ce que c’est ? s’exclame le félin à la vue de l’étrange binôme.

– C’est Pongo, vous ne l’avez pas reconnu ? Lui répond l’orque bagagiste.

– Ce n’est pas ma question. Que fait-il sur votre dos et à mes pieds ? Vous savez que c’est un primate très ambitieux et férocement territorial qui n’hésite pas à se défausser sur les capucins au moindre tracas. Où avez-vous mis la bufflonne ?

– Elle s’est rebellée à votre autorité. Je m’en suis débarrassée dit l’épaulard très remonté contre les remontrances appuyées de son mentor. La bufflesse s’est aussi trop aventurée dans notre garde à manger surenchérit-il.

– Mais enfin ! Pour si peu ! s’exclame le félidé. Malgré son apparente boulimie, ce bovidé est peu gourmand. Il ne consomme que 2 % de son poids. Et l’autruche ?

– Chef, elle n’est pas apte à votre grâce. Elle est très vulnérable à table. Et quand elle n’est pas dans les assiettes, elle prend soin de son plumage. C’est trop d’effort pour si peu de confort.

– Et le léopard de renchérir : je cherche un étalon, vous m’amenez un poney. Je veux un aigle, vous m’offrez un poussin. J’ai l’appétit d’une baleine, vous me servez une sardine. Vous connaissez la formule : "Ce n’est pas à toute oreille percée que l’on met des anneaux en or". Avez-vous un problème de casting Dame Orque ?

– Sir, qu’il vous plaise de trouver à mon choix l’expression de mon dévouement. Pendez-moi si je vous trahis. Je vous amène une accorte compagnie, un serviteur loyal, un mastodonte à mon image, un orang-outang en poils et en chair, serviable, taillable et corvéable.

En arrière-plan, le grizzli d’un air intrigué assiste, silencieux, à l’entretien. En bon Africain, il sait que "si la calebasse se hasarde à traverser le fleuve, c’est qu’elle est en complicité avec le vent". D’un trait, il avale du regard le grand singe qui n’est que chaton à sa mesure, presqu’un animalcule. Même à mensurations identiques, le mastodonte sait qu’il n’a pas à le redouter. Dans un passé récent, il a dû jouer l’entremetteuse pour séparer l’"homme de billets" de son émule "la femme de pièces", dans un duel épique pour le contrôle du grisbi.

Le pacte fut ainsi scellé et l’ambitieux primate prêta allégeance à la tribu. Pour autant, sur l’exaltante route de l’existence, Pongo habitué aux délices de la félonie sait qu’il scrutera la bonne opportunité pour se prélasser en meilleure compagnie.

Le visiteur encombrant

Dans le vacarme ambiant de la prédation, un requin-pèlerin efflanqué est découvert échoué sur les rivages de la "Mer rouge", à quelques encablures de la coterie. Les orques apeurées par le bruissement du prédateur n’en croient pas leur portefeuille. Elles accourent retrouver sur la banquise le grizzly grondant, grognant et grommelant à leur vue. Le Grand Ours se doute de la tristesse de la nouvelle.

"Gouti ! Un grand requin blanc est à la plage." À ces mots, l’ogre à l’ouïe fine et à l’odorat affiné se dressa de tout son long pour balayer l’horizon. À la vue de l’étrange visiteur, il s’affaissa de tout son poids. Pour toute réponse, il s’emmura dans le silence devant les yeux riboulants des cétacés. Après une infructueuse litote, le groupe ébaubi se transporta chez Maître Léopard juché sur l’arbre, tout occupé à veiller sur sa cour de gazelles, d’antilopes, de phoques et d’otaries.

– Purgez vos esprits ! La nouvelle m’est déjà parvenue. Ce n’est pas parce qu’il vient de la "Mer blanche" que c’est un grand requin blanc. C’est vrai, celui-ci ressemble à s’y méprendre à son cousin le requin-pèlerin. Mais c’est un faux monstre marin. Édenté, il est presque inoffensif. C’est par ces mots que le félin pensait rassurer la meute quelque peu ameutée.

– Chef, excusez-nous ! Qu’il soit pèlerin ou aborigène, un requin reste un requin. D’ailleurs, on le dit chez nous : "le chat, qu’il soit rouge ou noir, est toujours dangereux pour la souris !" entonne à l’unisson la coterie à la frayeur exhalée. Et, ils n’ont pas tort : "Même à sec, la rivière garde son nom."

– C’est vrai, renchérit le léopard, notre voisin incommodant est un tribun rebelle et revêche, un jusqu’au-boutiste certes très intelligent, mais extrêmement solitaire. Il a l’ambition débordante, à tel point que "si on lui donne à téter, il boit le lait puis dévore le sein". Et précisions de taille, il a une grosse capacité de nuisance. Alors, évitez la confrontation et restons solidaires et vigilants ! Sous peu, dépité, il retournera à des lieux plus convenant loin de nos terres. Nous avons les cartes en mains, conclut le redoutable félin.

Sur ces entrefaites, il prend congé de ses congénères avant de se retrancher dans ses appartements avec sa douce otarie qui n’arrêtait pas de bêler d’impatience. Il alpagua sa proie, l’aspergea de son précieux liquide et la hissa au sommet de l’arbre. Ainsi, il passa du pas au repas.

Et les orques, habituées à festoyer quiètement, ne sont pas au bout de leurs surprises. Elles savent que le combat sera long et rude. Et le requin-pèlerin sait qu’il est en terrain hostile. Mais, l’estomac au talon, il ne lui est pas aisé de faire l’économie d’une confrontation, d’autant que "l’abeille qui reste au nid n’amasse pas de miel". La tempête retombée, il se résout à aller à la rencontre du monarque. Ses premières tentatives furent infructueuses. La garde rapprochée du félin a appris des sages africains qu’il ne faut pas se faire lécher par ce qui peut te manger.

Mais à force de persévérance, il finit par avoir une entrevue. La réponse reçue fut à la hauteur de sa témérité : "Désolé, nous affichons complet !" bafouille le félin très alerte aux brusqueries de son visiteur encombrant.

Conclusion

Tous volent au secours de la victoire. Peu reconnaissent leur responsabilité en cas d’échec. Dans la prédation, l’assemblage de partenaires improbables a toujours eu un destin éphémère et tragique. Une équipe n’est pas une collection de superprédateurs. Notre belle triplette en fait foi.

Aucun pacte trophique ne peut résister ni à l’usure du pouvoir ni à la morsure des ambitions. À des moments, certains dirigeants peuvent surestimer leur force ou leur ruse. Le temps, chargé de leurs casseroles bruyantes, les a toujours ramenés à des justes proportions. Les paroliers africains les avaient prévenus : " Quand la sagesse ne réussit pas à vous enseigner, les circonstances finissent par le faire".

Sept ans après le déclenchement de la dernière crise financière, des milliers de personnes en Occident ruinées par les banques et dépouillées de leurs maisons continuent de squatter les rues et émargent à la précarité. L’Afrique, la grande absente de la finance mondiale, est toujours plongée dans un profond coma sous la charge soutenue de certains gouvernants peu scrupuleux.

La gouvernance du secteur bancaire sur le continent, loin des regards bavards et des oreilles fouineuses, se féodalise : quelques prédateurs et une grande masse de proies. À l’heure des comptes, le décompte pourrait révéler bien des mécomptes. Que serait le monde si les prédateurs mangeaient toutes les proies ?

Cheickna Bounajim Cissé

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