jeudi 22 décembre 2022

La fin du néolibéralisme survendu et pourfendu en Afrique

 


Le 10 février 2003, Kenneth Rogoff, alors Conseiller économique et directeur du Département des études du Fonds monétaire international (FMI), publia un article au titre martial « La riposte du FMI[1] ». En incipit, il planta le décor : « Vilipendé par les protestataires anti-mondialistes, les politiciens des pays en développement et certains lauréats du prix Nobel de science économique, le Fonds monétaire international est devenu le principal bouc émissaire sur la scène mondiale...comme si ses économistes possédaient le double monopole de l'infamie et de l'erreur. Il est temps de remettre les pendules à l'heure (…). »

Curieux retournement de veste pour ce joueur d’échecs de classe mondiale passé de l’autre côté du tablier ! Après un départ en trombe, l’œil rivé sur le rétroviseur, le chef économiste du FMI tempéra sa riposte : « Ces critiques sont, à certains égards, justifiées, même si leurs auteurs (dont moi-même à l'époque où j'étais professeur d'université) tendent à exagérer la gravité des problèmes ; d'autres, par ailleurs, sont sans fondement et ne visent qu'à échauffer les esprits. » Il se dit néanmoins consterné de voir le personnel de son institution accusé de néolibéral au point de refuser « d'écouter John Maynard Keynes [même] si celui-ci leur téléphonait d'outre-tombe pour leur donner son avis[2]. » L’épilogue de l’article est aussi abêti que son prologue. Pour Kenneth Rogoff, même si les « pays pauvres » décident de se passer de « l'expertise macroéconomique particulière du FMI, il leur faudra bien quelque chose qui y ressemble fort[3]. » Le professeur Joseph Tchundjang Pouemi, à la fermeté éprouvée et au raisonnement rigoureux, présentait le Fonds Monétaire International comme la « citadelle du savoir monétaire[4] » ; mais, l’économiste camernounais s’était bien gardé d’affabuler l’institution ounsienne de l’outrecuidance de son homologue américain.

En 1750, face à l’énorme tollé suscité par son ouvrage De l’esprit des lois, l’écrivain français Charles Louis de Secondat, alias Montesquieu, prit le parti de la réplique en publiant un autre texte (Défense de l’Esprit des lois), sous la forme d’un droit de réponse. Il y invita ses contempteurs et pourfendeurs à l’observation d’une règle de bon sens : « L’équité naturelle demande que le degré de preuve soit proportionné à la grandeur de l’accusation. »

A trois siècles de longueur de cette sagesse, notre argumentaire tentera de ne pas s’en démarquer, tout en veillant à observer la rigueur requise à la nécropsie. L’emblématique Premier ministre britannique Winston Churchill disait : « La critique peut être désagréable, mais elle est nécessaire. Elle est comme la douleur pour le corps humain : elle attire l’attention sur ce qui ne va pas. » Il s’agira donc pour nous d’explorer les tenants et de disséquer les déterminants des programmes mis en œuvre par les institutions de Bretton Woods en Afrique.

Consensus de Washington

Entrons dans le vif du sujet. Que recouvre l’idéologie néolibérale ? Dans un article étonnant, presque détonnant, publié dans sa revue Finances & Développement de juin 2016, le FMI nous livre sa propre compréhension du concept : « Le programme néolibéral repose sur deux piliers. Le premier, l’intensification de la concurrence, passe par la déréglementation et l’ouverture des marchés intérieurs, y compris financiers, à la concurrence étrangère. Le second consiste à réduire le rôle de l’État en procédant à des privatisations et en limitant les prérogatives gouvernementales en matière de déficit budgétaire et d’endettement[5]. »

Qui décide des programmes des pays africains avec le FMI ? Voici la réponse de l’ancien économiste en chef et premier vice-président de la Banque mondiale Joseph Stiglitz : « Les plans, en règle générale, sont dictés de Washington, et mis en forme au cours de brèves missions de hauts responsables : dès leur descente d’avion, ils s’immergent dans les chiffres du ministère des finances et de la banque centrale et, pour le reste, résident confortablement dans les hôtels cinq étoiles de la capitale[6]. »

L’application des programmes d’inspiration néolibérale a-t-elle été bénéfique ou maléfique aux pays africains ? Voici la réponse des services du FMI : « De nombreuses facettes du programme néolibéral méritent d’être saluées. Le développement du commerce mondial a sauvé des millions de personnes du dénuement le plus extrême. L’investissement direct étranger a souvent permis de transférer des technologies et des savoir-faire dans des pays en développement. La privatisation d’entreprises s’est traduite dans bien des cas par une offre de services plus efficace et un allégement de la charge budgétaire[7]. » Certains volets du programme, souligne le Département des études du FMI, n’ont pas donné les résultats attendus : « L’examen [la libéralisation du compte de capital et l’assainissement des finances publiques] aboutit à trois conclusions troublantes : (i) les bienfaits en termes de gains de croissance semblent très difficiles à déterminer à l’échelle d’un large groupe de pays ; (ii) les coûts liés au creusement des inégalités sont importants. Ils témoignent de la nécessité d’arbitrer entre les effets sur la croissance et sur l’équité induits par certains aspects du programme néolibéral ; (iii) le creusement des inégalités influe à son tour sur le niveau et la durabilité de la croissance. Même si la croissance est l’unique ou le principal objectif du néolibéralisme, les partisans de ce programme doivent rester attentifs aux effets sur la répartition[8]. »

Censé assurer la stabilité du système monétaire international, le FMI est taxé d’être une « arme d'expansion du libéralisme et du capitalisme[9]. »  Et ce n’est pas totalement faux pour peu qu’on se réfère à son tour de table. Les États-Unis, avec 17,44 % des quotas et 16,51 % des droits de vote[10], sont le principal contributeur du FMI et disposent de fait d’un droit de véto sur les décisions les plus importantes de l’institution. Lors de son audition au Sénat français, le 21 avril 1999, le haut-fonctionnaire Jean-Pierre Landau, ancien administrateur pour la France au FMI et à la Banque mondiale, déclara : « Le FMI avait donné l'impression, au cours de ses récentes interventions, qu'il était porteur de certaines valeurs, en particulier du modèle économique américain, jugé supérieur, et que ses actions consistaient à l'implanter au tréfonds des sociétés des Etats secourus[11]. » Sans commentaires !

Les politiques trop rigides et contraignantes que le FMI mène en Afrique sont basées pour l’essentiel sur les dix commandements du « Consensus de Washington », ainsi énumérés : discipline budgétaire, redéfinition des priorités en matière de dépenses publiques, réforme fiscale, libéralisation des taux d’intérêt, taux de change compétitif, libéralisation du commerce, libéralisation des investissements directs en provenance de l’étranger, privatisation, déréglementation et droits de propriété. Regardons cela de plus près.

Le corpus de préceptes d’idéologie néolibérale a été révélé au public suite à la publication en 1989 d’une note sous la plume de l’économiste et universitaire John Williamson, son concepteur. A y regarder de près, les travaux ayant abouti au « Consensus de Washington » sont fortement inspirés de la vieille théorie de Friedrich Hayek. Cet économiste britannique, lauréat du prix Nobel d’économie en 1974, fut l’un des plus influents défenseurs de l’ultra-libéralisme. L’un de ses plus grands pourfendeurs est Joseph Stiglitz, Nobel d’économie (2001). Dans son ouvrage La Grande Désillusion (2001), cet économiste américain, surnommé le pape du néo-keynésianisme, tira à boulets rouges sur les politiques inspirées par le “Consensus de Washington” : « Dans tous les pays qui les ont appliquées, le développement a été lent, et, là où il y a eu croissance, ses bénéfices n’ont pas été également partagés ; les crises ont été mal gérées. […] Ceux qui ont suivi les prescriptions et subi l’austérité se demandent : quand en verrons-nous les fruits ? ».

En octobre 2013, le professeur Joseph Stiglitz accorda une interview à la Tribune dans laquelle il nous fait accéder à sa hauteur : « La vérité est que la vision d'Hayek, qui stipule que le marché fonctionne parfaitement seul et s'autorégule, était fausse. […] Les fondamentaux de l'économie enseignés dans les universités parlent d'un marché qui se régule de lui-même par l'offre et la demande. Or aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Partout dans le monde, des gens veulent contribuer à la société, veulent travailler, mais ne peuvent pas le faire, ce qui entraîne un gaspillage de ressources. De même, aux États-Unis, des millions d'Américains sont à la rue, alors qu'il y a beaucoup de maisons vides. En réalité, la main invisible censée réguler le marché est invisible... parce qu'elle n'existe pas[12]. »

Dans un article au titre évocateur « Un train de réformes devenu un label galvaudé[13] », publié en septembre 2003 dans le magazine Finances & Développement du FMI, John Williamson remit le couvert en se désolant que son programme de réformes baptisé « Consensus de Washington » puisse devenir « un cri de guerre dans les débats idéologiques ». Il estima que « le terme est devenu si désespérément équivoque qu’il parasite la réflexion. » Il fustigea l’interprétation « populiste » qui est faite de son pack de réformes qualifié par ses détracteurs de néolibéral (« la version la plus à droite d’un programme libéral » à ses dires) avec un « État minimal (qui ne se charge ni de corriger les inégalités de revenu ni d’internaliser les externalités) ». Il indiqua que le « Consensus de Washington » était uniquement destiné à l’Amérique latine en 1989 et ne devrait pas être « une recette valable pour tous les pays et toutes les époques ».

Camisole de force

Mais le hic, ce que John Williamson ne dit pas – et qu’il n’ignore pourtant pas – c’est que sa recette « miracle » est devenue une camisole de force que le Fonds Monétaire International, « temple du monétarisme et de l'orthodoxie néolibérale[14] », a engoncée à tous les États africains sous programme. Quelques que soient leur structuration et leurs mensurations, c’est presque la même ration pour tous : un pack de réformes prétendues incontournables. Joseph Pouemi rappelait dans son célèbre livre Monnaie, servitude et liberté, le « rôle proprement policier du FMI » qui se résumait, à ses dires, en un mot : la conditionnalité. Il définissait ce terme comme la « répression par les gendarmes en col blanc[15] ».

Avec un brin de persiflage, comment ne pas me rappeler l’histoire de ce papi de mon terroir qui répondit à l’appel de l’armée coloniale, les pieds nus et les brodequins enlacés au cou. L’officier recruteur, boursoufflé à sa vue, jeta un coup d’œil furtif sur ce colosse aux pieds XXXL (pointure 50 au moins !). Il lui signa, de suite, un certificat de dispense. Avant de congédier brutalement le miraculeux recalé, le soudard lui asséna néanmoins : « Ce sera pour la prochaine fois ! » C’est vrai qu’à défaut de disposer d’une paire de chaussures à sa taille, il ne lui restait plus qu’à ajuster les pieds du pépère aux godillots. Cette terrible alternative valait aussi dispense au combat. Fermons la parenthèse et poursuivons ! On aurait pu en rester là, si les services internes du Fonds monétaire international (FMI) n’étaient pas aussi montés au créneau pour mettre de l’huile dans les rouages des critiques. Venant d’une institution gardienne de l’orthodoxie financière mondiale, il y a de quoi surprendre les incrédules. « Quand votre chien attrape l’improbable, les bavards et les musards vous feront vivre une journée mémorable », préviennent les sages africains.

En janvier 2013, l'économiste en chef du FMI Olivier Blanchard et un de ses collaborateurs Daniel Leigh, avaient cosigné une étude intitulée « Erreurs de prévisions de croissance et multiplicateurs budgétaires » (traduit de son titre original « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers[16] »). Dans leur note, les deux économistes reconnaissent vertement « une erreur dans les anticipations des conséquences de la consolidation budgétaire sur la croissance économique. (Et que) les coupes budgétaires ont provoqué un recul plus fort que prévu de la croissance européenne[17]. » En clair, pour eux, « l'utilisation d'un mauvais coefficient de calcul a débouché sur une sous-estimation des effets négatifs de l'austérité en Europe[18]. » Peine perdue pour les décisions politiques prises à dire d’expert ! Alfred Sauvy a peut-être raison : «Les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d'être torturés, finissent par avouer tout ce qu'on veut leur faire dire». Le flegmatique dirigeant politique britannique, non moins prix Nobel de littérature, Winston Churchill est plus acerbe : « Je ne crois jamais une statistique à moins de l'avoir moi-même falsifiée. »

Une pensée néolibérale en berne

Le 26 mai 2016, trois ans après le mea-culpa de Olivier Blanchard, les services études du FMI récidivaient. Trois économistes, Jonathan D. Ostry, Prakash Loungani et Davide Furceri, respectivement Directeur adjoint, Chef de division et économiste au Département des études du FMI, publiaient dans Finances & Développement, la revue de référence l’institution, un article choc : « Le néolibéralisme est-il surfait ? ». En d’autres termes, le néolibéralisme est-il survendu aux pays africains ? Les auteurs s’interrogeaient sur l’efficacité de certaines recettes « néolibérales » utilisées par leur institution, notamment celles axées sur les politiques d'austérité et l'ouverture du marché des capitaux. Ils indiquaient qu’« au lieu d’apporter la croissance, certaines politiques néolibérales ont creusé les inégalités au détriment d’une expansion durable. » Ils insistaient même sur le coût très élevé des politiques d’austérité. « Depuis 1980, il y a eu environ 150 épisodes d’entrées massives de capitaux dans plus de 50 pays émergents ; (…) dans 20% des cas environ, ces épisodes se soldent par des crises financières liées la plupart du temps à de fortes baisses de la production », soulignaient le trio d’experts du FMI. Pourtant, le professeur Jagdish Bhagwati, spécialiste reconnu des questions d’économie internationale et présenté comme le « gourou de la mondialisation[19] », avait mis en garde le FMI par rapport à son acharnement à promouvoir la liberté des mouvements de capitaux. Dans leur chute, les trois économistes de Washington nous emportaient vers une direction inattendue, tout au moins inespérée : « Les pays et les institutions qui les conseillent, comme le FMI, ne doivent pas être guidés par leurs convictions, mais s’inspirer des recettes qui ont fait leurs preuves.[20] ». Voilà qui est dit ! À chacun de s’y mettre ou de se démettre.

Après ses propos acérés, il n’en fallut pas plus pour que les réseaux sociaux s’enflamment et que les médias s’entremêlent. La Toile gloutonne d’articles et de commentaires épais et épicés sur le sujet. Il est vrai que cette étude détonnait dans l’univers très fermé du Fonds monétaire international, « cœur battant du consensus de Washington et de l'idéologie dominante[21] », rétif à toute repentance sur ses programmes en Afrique.

Le 2 juin 2016, soit quelques jours après la publication de l’article polémique, le chef économiste du FMI Maurice Obstfeld a tenté de tiédir l’analyse de ses collègues en faisant l’exégèse des propos controversés : « Cet article a été largement mal interprété et il ne faut pas y voir d’inflexion majeure dans la démarche du FMI. Je pense qu’il est fallacieux de poser la question de savoir si le FMI est pour ou contre l’austérité. Personne ne veut d’une austérité stérile. Nous sommes pour les politiques budgétaires qui accompagnent la croissance et l’équité dans la durée. Et ces politiques varient selon les particularités de chaque pays et de chaque situation. (…) C’est là une réalité et non pas une orientation idéologique[22]. » Peine perdue ! Le coup était déjà parti ! Dans sa veine tentative de déminer la polémique, le chef économiste du FMI en a ajouté une couche pour la moins insolite : « Nous avons pour mission de conseiller les gouvernements sur la gestion optimale de leur politique budgétaire, afin d’éviter des conséquences néfastes. Parfois, cela nous amène à reconnaître qu’il est des situations où des coupes budgétaires excessives peuvent aller à l’encontre de la croissance, de l’équité, voire de la viabilité même des finances publiques » avant d’ajouter : « Il y a des limites aux souffrances que les pays peuvent ou doivent endurer[23]. » Sans commentaires !

Il est, aujourd’hui, clairement démontré que la politique néolibérale a été survendue aux pays africains. Bien souvent, il leur a été servi une pâle copie de l’économie de marché. Cette manœuvre inédite et inattendue du FMI, provenant de la profondeur de ses entrailles, avait surpris plus d’un. A quoi rimaient cette prise de conscience soudaine moulée dans la lucidité et l’empathie ? Il est vrai que ces sorties des experts du FMI, décalées par rapport à la doxa, n’étaient certes pas une auto-répudiation, mais elles restaient un amas de « critiques en règle des politiques de dérégulation menées partout dans le monde depuis quarante ans, sous l'égide…du FMI[24] ». Mise en état d'ébullition, la presse en avait fait ses choux gras.

Ne pouvant résister à l’attraction d’une image forte, l'essayiste belge Paul Jorion, professeur de l’université catholique de Lille et ancien enseignant à Cambridge, dira que « l’histoire du FMI, c'est une histoire de désastres successifs. Donc ce n'est pas un organisme qui a une très bonne réputation. Il s'est pratiquement toujours trompé. Pourquoi ? Parce qu'il n'a pas fait de l'analyse mais a suivi un programme idéologique[25]. » Même si la critique est trempée dans le vitriol, elle traduit un mal-être de plus en plus perceptible dans l’opinion publique africaine.

Dans la livraison de mai 2010 de Réalités Industrielles, la très confidentielle revue de l’Ecole des Mines, le doyen des économistes français Maurice Allais, par ailleurs prix Nobel d’économie (1988), fustigea le néolibéralisme en des termes très incisifs : « Le libéralisme ne saurait être un laisser faire ». Pour lui, le chômage, est « la conséquence de la libéralisation inconsidérée du commerce international[26]. » Ancien compagnon de route de Hayek et de Friedman, il reconnut ses propres erreurs du passé et fit son mea-culpa : « Nous avons été conduits à l’abîme par des affirmations économiques constamment répétées, mais non prouvées. Par un matraquage incessant, nous étions mis face à des vérités établies, des tabous indiscutés, des préjugés admis sans discussion. Cette doctrine affirmait comme une vérité scientifique un lien entre l’absence de régulation et une allocation optimale des ressources. Au lieu de vérité il y a eu, au contraire, dans tout ceci, une profonde ignorance et une idéologie simplificatrice[27]. » Ce revirement de Maurice Allais avait tous les accents de la repentance.

Un courant néokeynésien en vogue

Dans cet environnement de clair-obscur, le keynésianisme a le vent en poupe. À coup de milliards de dollars et d’euros, l’Occident fait l’apologie de l’« État providence » – même si les doctrinaires de Bretton Woods peinent à le reconnaître : intervention massive de l’État pour sauver les banques, création de banques publiques d’investissement, protection du marché local et des « champions nationaux », présence de l’État dans le conseil d’administration d’entreprises privées, plafonnement de la rémunération des dirigeants de banques, etc. Bref, tout y passe pour sortir le nez de l’eau. Tout, sauf ce qui est imposé aux pays africains ou que ceux-ci ont choisi – qu’importe d’ailleurs l’un des deux. Et, on n’est pas loin du passage de témoin entre la Chine dite « communiste » qui se privatise, et l’Europe dite « libérale » qui se socialise.

D’énormes sommes sont investies dans les dépenses publiques. Le déficit explose et la dette prend l’ascenseur. Par exemple, le plan Paulson aux États-Unis, du nom de l’ancien secrétaire au Trésor Henry Paulson, avait nécessité la rondelette somme de 700 milliards de dollars, soit 520 milliards d'euros. Ce plan visait à acheter et à gérer certains actifs toxiques des portefeuilles des institutions financières. L’État fédéral américain a utilisé 185 milliards d'euros pour entrer au capital de neuf banques, dont Citigroup, Wells Fargo, JP Morgan Chase, Bank of America. Si l'on y ajoute les nationalisations des agences de refinancement hypothécaire Freddie Mac et Fannie Mae, de l'assureur AIG, le soutien aux fonds monétaires et les garanties de la Fed au rachat de Bear Stearns, le plan de sauvetage du système financier américain approchait les 1 200 milliards de dollars, soit 8 % du PIB américain.

En Europe, les aides autorisées par la Commission européenne au secteur financier, (il existe 8 000 banques sur le Vieux continent, dont 44 de grande taille), s’étaient élevées au total à 5 059 milliards d'euros (près de trois fois le PIB du continent africain), dont un tiers environ avait été effectivement utilisé (13 % du PIB européen), entre le début de la crise en octobre 2008 et octobre 2012. La majeure partie de ces aides avait été consacrée aux garanties apportées aux banques privées. Le reste a été destiné à leur recapitalisation, à des injections de liquidités et au sauvetage d’actifs dépréciés. En France, le plan de relance au secteur bancaire se chiffrait à environ 400 milliards d'euros, soit 20 % du PIB. Dans la foulée de la gestion post-crise, sans coup férir, le gouvernement français avait créé le 31 décembre 2012 la Banque publique d'investissement (BPI).

Cette débauche exceptionnelle d’énergie des politiques en Occident pour sauver leur système bancaire avait fait dire, ironiquement, au défunt président vénézuélien, Hugo Chavez : « Si le climat était une banque, on l'aurait déjà sauvé. » Le discours n’était certes pas sans arrière-pensées politiques, mais la réalité était crûment déclamée.

Ce qui transparaît clairement dans le discours de la directrice générale du FMI Kristalina Georgieva lors de la séance plénière de l’Assemblée annuelle 2019 du FMI et de la Banque mondiale le 18 octobre 2019 : « Permettez-moi pour commencer de citer John Maynard Keynes, un de nos pères fondateurs : « L’économie est essentiellement une science morale et non pas une science naturelle, c'est-à-dire qu'elle fait appel à l'introspection et aux jugements de valeur. » Ces mots montrent bien la raison d’être du FMI et de son personnel[28]. »

Dès lors, comment comprendre qu’il puisse être imposé aux pays africains une posture d’« État gendarme », de rester à la périphérie du développement en laissant la main à un secteur privé faible et affaibli, alors que les gouvernants des pays qui en font la médication, signent chez eux, sous la pression d’une crise persistante et d’une rue insistante, le grand retour de l’État dans les affaires ?

Après avoir subi une éternité de domination extérieure, les pays africains sont supposés être des États matures, « majeurs et vaccinés ». Ils ont au compteur 12 000 ans d’histoire, ont subi plus de quatre siècles d’esclavage et de colonisation, revendiquent près de six décennies d’indépendance politique et souffrent de quatre décennies de cure d’austérité imposées, superposées et transposées dans un modèle économique néolibéral, ultralibéral, bancal, martial et, pour finir, létal. Si avec tout ce background, ils ne sont pas parvenus à construire leur propre modèle économique qui tient compte de leurs réalités et de leurs ambitions, alors il faut désespérer, envisager un « Afrexit », et les laisser définitivement sous la tutelle des « aumôniers du monde ».

 

Cheikhna Bounajim Cissé, l’émergentier

Economiste, essayiste et expert des marchés bancaires africains, auteur de plusieurs ouvrages : « Les défis du Mali nouveau, Amazon, 2013 », « Construire l’émergence, BoD, 2016 », « FCFA : Face cachée de la finance africaine, BoD, 2019) », « Le sursaut : refonder ou s’effondrer ? BoD, 2021 ».

 

 

 



[1] https://www.imf.org/fr/News/Articles/2015/09/28/04/54/vc021003

[2] ibid

[3] ibid

[4]Joseph Tchundjang Pouemi, Monnaie, servitude et liberté. La répression monétaire de l’Afrique, Éditions Jeune Afrique, Paris, 1980, réédition par les Éditions Menaibuc, Paris, 2000.

[5] https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2016/06/pdf/ostry.pdf

[6] https://www.monde-diplomatique.fr/2002/04/STIGLITZ/8657

[7] https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2016/06/pdf/ostry.pdf

[8] ibid

[9] https://www.humanite.fr/node/372

[10] https://www.imf.org/external/np/sec/memdir/members.aspx

[11] https://www.senat.fr/rap/r99-284/r99-2844.html

[12]En ligne : www.latribune.fr/opinions/tribunes/20131021trib000791581/stiglitz-aucune-economie-n-est-jamais-revenue-a-la-prosperite-avec-des-mesures-d-austerite-.html

[13] https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2003/09/pdf/williams.pdf

[14] https://www.lefigaro.fr/vox/economie/2016/06/01/31007-20160601ARTFIG00212-neoliberalisme-le-fmi-fait-son-mea-culpa-a-quand-celui-des-elites-francaises.php

[15] Joseph Tchundjang Pouemi, Monnaie, servitude et liberté. La répression monétaire de l’Afrique, Éditions Jeune Afrique, Paris, 1980, réédition par les Éditions Menaibuc, Paris, 2000.

[16] https://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2013/wp1301.pdf

[17] https://www.lecho.be/economie-politique/international/general/austerite-le-mea-culpa-du-fmi/9288508.html

[18] https://www.liberation.fr/futurs/2013/01/08/oups-le-fmi-s-est-trompe-sur-l-austerite_872394

[19] https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2005/09/pdf/people.pdf

[20] https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2016/06/pdf/ostry.pdf

[21] https://www.lefigaro.fr/vox/economie/2016/06/01/31007-20160601ARTFIG00212-neoliberalisme-le-fmi-fait-son-mea-culpa-a-quand-celui-des-elites-francaises.php

[22] https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2016/06/pdf/ostry.pdf

[23] ibid

[24] ibid

[25] https://www.rtbf.be/info/monde/dossier/europe-crise-actualite/detail_paul-jorion-le-fmi-c-est-une-histoire-de-desastres-successifs?id=7475863

[26] https://www.lesinfluences.fr/Maurice-Allais-flingue-le-neo.html

[27] ibid

[28] https://www.imf.org/fr/News/Articles/2019/10/18/sp101819-md-am-plenary-speech


samedi 17 décembre 2022

L’aide étrangère : après l’arrosage, l’essorage

 Le 13 février 1997, Joseph Eugène Stiglitz prenait fonction comme économiste en chef de la Banque mondiale, adoubé du titre de premier vice-président de la puissante institution financière internationale. Dans son livre La grande désillusion (Plon, 2002), l’économiste américain raconte son premier jour de service : « Ce qui a retenu mon regard dès mon entrée dans les vastes locaux splendides et modernes de son siège central, 19e rue à Washington, c’est sa devise : “Notre rêve : un monde sans pauvreté.” Dans une sorte d’atrium de treize étages se dresse une statue : un jeune garçon conduisant un vieillard aveugle. Elle commémore l’éradication de l’onchocercose. (…) De l’autre côté de la rue se dresse un autre monument splendide élevé à la richesse publique : le siège du Fonds monétaire international. À l’intérieur, l’atrium de marbre, qu’agrémente une flore luxuriante, rappelle aux ministres des finances en visite qu’ils sont au centre de la fortune et du pouvoir. »

Au-delà de la féerie des lieux, un détail m’a particulièrement interpellé dans le récit du prix Nobel d’économie : la statue en bronze. Pour un esprit insistant et persistant, comme le mien, l’évocation de cet objet insolite m’a renvoyé à un autre symbole, celui d’une Afrique, « aveugle, sourde et muette », craintive et plaintive, tenue par la canne de la sénilité et de la servilité et guidée par l’aumônier international dans les dédales d’une mondialisation féroce et véloce. L’allusion aurait assurément prêté à confusion, n’eût été la cruauté d’une réalité dramatique qui traduit le quotidien de plus d’un milliard quatre cents millions de personnes sur le continent. Après six décennies d’indépendance, à mille lieues de la prospérité mondiale, chaque 10 secondes un enfant africain meurt de faim, chaque 10 minutes 15 Africains sont tués par le sida, chaque 10 heures 450 Africains décèdent de paludisme et pourtant… 246 millions de dollars (environ 155 milliards de francs CFA) sortent, chaque jour, frauduleusement du continent africain pour être transférés et placés dans des pays qui ont déjà bouclé leur cycle de développement.

Un crève-cœur

L’Afrique est devenue un crève-cœur. La misère, la famine, les épidémies, l’insécurité, et depuis peu la Covid-19 sont devenues des produits d’appel pour certains dirigeants africains qui n’hésitent pas à arpenter, avec amis, femmes et enfants, les grandes allées mondaines des villes aux mille et une lumières ; à se pavaner dans les palaces et hôtels de luxe ; à faire du shopping dans les avenues chic et choc ; à apprécier le thé savoureux, le café langoureux et les liqueurs généreux dans les salons feutrés des palais et des palaces ; pour au final participer aux sommets, forums, conférences, tables rondes avec, sur le cartable bien en évidence, «Notre pays est très pauvre et très endetté», et sur la gibecière fluorescente, «Aidez-nous svp, 5 francs n’est pas peu, 5 000 francs n’est pas trop !» Et la communauté internationale contribue largement – si elle n’en est pas l’initiatrice – à la perpétuation de ce système immoral et amoral, à travers la création de multitudes d’instruments financiers, de projets et de programmes. Le budget de fonctionnement de beaucoup de ces projets et ONG (coût des expatriés et des prestataires, achat et entretien de véhicules, déplacements et missions, etc.) dépasse largement l’apport réel aux populations censées être les bénéficiaires de l’aide, et dont certains des responsables se payent même le luxe de détourner une bonne partie du peu qui reste dans l’assiette.

L’aide internationale n’est jamais neutre. Il faudrait bien être naïf pour penser que le monde est aseptisé. Il ne l’a jamais été et il ne le sera jamais. Pas plus il ne pourrait être un refuge de bisounours et de câlinours, encore moins un sanctuaire pour les esprits faibles et les âmes sensibles. Les images exceptionnelles d’une rare féerie, remarquablement mises en scène et diffusées à profusion sur la Toile, de prédateur portant secours à sa proie, l’émancipant de sa propre prédation et de celle des autres, font partie des multiples exercices de manipulation destinés à faire accroire que le moustique pourrait faire usage d’insecticide pour assainir sa riveraineté. L’économiste Demba Moussa Dembélé dans une tribune récente publiée par Financial Afrik rappelait : « L’Afrique est la seule région au monde où l’on fait croire aux populations que leur sort dépend de la mendicité internationale, appelée «aide au développement». Mais en réalité, celle-ci est avant tout un instrument de politique étrangère des pays «donateurs».

En avril 2020, dans le cadre des mesures d’allégement de la dette en lien avec la crise sanitaire, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Kristalina Georgieva, avait fait une déclaration surprenante : « Nos pays membres les plus pauvres et les plus vulnérables recevront ainsi des dons qui couvriront leurs obligations envers le FMI pour une phase initiale de six mois, ce qui leur permettra de consacrer une plus grande partie de leurs faibles ressources financières aux soins médicaux et autres efforts de secours d’urgence vitale. » Vous avez bien lu ! Le FMI se paye sur la bête en octroyant des « dons » aux pays pauvres d’Afrique pour que ceux-ci puissent s’acquitter de leurs dettes vis-à-vis de l’institution internationale. Quelle trouvaille géniale ! Tout est mis en œuvre pour que la machine de la dépendance se perpétue et se renforce.

Le chantage à l’aide

« L’Afrique se retrouve dans une situation inextricable. Il faut faire attention à ce qu’on dit, sinon on n’obtient pas telle aide ou telle assistance. C’est quoi, ce chantage ? Cela me fait de la peine d’être assis là et de devoir admettre une telle chose devant vous. Mais voilà la vérité brute. » Ainsi s’exprimait à l’époque le bouillant président ghanéen Jerry Rawlings face à la presse étrangère. Ce point de vue semble être partagé par le président sud-africain. Lors de l’inauguration de la NDB (New Development Bank), en juillet 2014, Jacob Gedleyihlekisa Zuma a déclaré que « l’aide occidentale à l’Afrique vient avec des restrictions, des conditions pour nous maintenir dépendants ».

Lors d’une conférence de presse donnée le 4 décembre 2019, à l’issue d’un sommet de l’Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) à Watford, près de Londres, Emmanuel Macron avait tenu des propos fermes pour le moins surprenants à l’adresse des dirigeants du G5 Sahel : « J’attends d’eux qu’ils clarifient et formalisent leurs demandes à l’égard de la France et de la communauté internationale. Souhaitent-ils notre présence et ont-ils besoin de nous ? Je veux des réponses claires et assumées sur ces questions. » Visiblement agacé par la montée du sentiment anti-français sur le continent africain, le président français a ajouté : « Je ne peux ni ne veux avoir des soldats français sur quelque sol du Sahel que ce soit à l’heure même que l’ambiguïté persiste à l’égard de mouvements antifrançais, parfois portée par des responsables politiques. » « C’est la raison pour laquelle j’ai invité à Pau (…) les cinq chefs d’État africains impliqués dans le G5 Sahel, pour pouvoir apporter des réponses précises sur ces points ; leurs réponses sont aujourd’hui une condition nécessaire à notre maintien », a-t-il poursuivi. L’invitation qui était destinée à des fins de clarification entre « partenaires » a vite pris l’allure d’une convocation. Le président burkinabé d’alors Roch Marc Christian Kaboré n’a pas caché son courroux devant cette façon de faire peu élégante de son homologue français : « Le partenariat doit être respectueux des uns et des autres et je crois que cela est très important, a-t-il affirmé. J’estime que le ton et les termes utilisés avant l’invitation posent des problèmes, parce que ça, c’est le contenu des débats qu’on doit avoir ensemble. »

Ce n’est pas la première fois et, certainement, pas la dernière fois que l’Afrique serve de «paillasson» – pour emprunter l’expression de Rama Yade – sur lequel les dirigeants économiques et politiques du monde entier viennent s’essuyer les pieds de la salissure de leurs forfaits. Sinon, dans quel contexte peut-on situer les propos licencieux de l’ancien président américain Donald Trump, qui ne s’était point gêné pour qualifier certains États africains de « pays de merde » (« shithole countries ») ? Le dirigeant américain pouvait-il qualifier la Corée du Sud, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour ou la Thaïlande, encore moins la Corée du Nord, de « pays de merde » ? Assurément, non. Pourtant, au début des années soixante, presque tous ces pays étaient aussi pauvres que la majorité des États africains. Qu’ont-ils fait pour accéder au statut respectable et respecté de « Nouveaux pays industrialisés (NPI) » alors que la majorité des pays africains continuent à pointer, sans discontinuité, sur la liste peu enviable des pays les plus pauvres de la planète ? Au-delà des protestations, des indignations et même des récriminations de l’opinion publique africaine, n’y a-t-il pas mieux à faire pour répondre à ces grivoiseries répétées, notamment par la capacité et l’intelligence des Africains à changer fondamentalement et définitivement le visage de leur continent, de zones de conflits et de pauvreté en havres de paix et de prospérité partagée ?

Il y a quelques années, en décembre 2017, le Conseil d’administration du FMI avait appelé « les autorités nationales des pays de la CEMAC à tenir pleinement leurs engagements d’opérer résolument un assainissement des finances publiques afin de rétablir la viabilité extérieure de chaque pays membre ». Il s’était félicité de « l’engagement de la BEAC à envisager un nouveau durcissement de la politique monétaire si l’accumulation des réserves n’atteint pas les objectifs de la BEAC. » L’ultimatum donné aux autorités politiques et monétaires de la CEMAC était clair : programmes d’ajustement structurel drastiques sous l’égide du FMI ou dévaluation du franc CFA. Les pays membres de la CEMAC, fragilisés et efflanqués, avaient choisi la cure d’austérité avec une réduction drastique du train de vie de l’État assortie de coupes sombres dans les dépenses sociales et de l’arrêt de plusieurs projets d’infrastructures. Interrogé sur l’antenne de RFI à l’issue de la réunion biannuelle de la zone franc CFA tenue le 13 avril 2018 à Brazzaville, le ministre français de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire ne s’était pas privé d’admonester les dirigeants de certains pays d’Afrique centrale : « Il faut que, dans la zone CEMAC, il y ait des programmes FMI et que les États qui n’ont pas de programme FMI en aient un le plus rapidement possible. […] Il doit y avoir entre la République du Congo, le FMI et les différents États partenaires de la République du Congo, une transparence totale. Je dis bien totale. Rien n’est possible sur la confusion ou sur la dissimulation. […] Sans transparence, il n’y a pas de confiance. Et sans confiance, il ne peut pas y avoir d’aide, ni de la part du FMI ni de la part des autres États. […] Nous attendons des gestes concrets en termes législatifs sur la lutte contre la corruption dans la République du Congo. Nous avons besoin de gestes concrets. »

En vertu de quel statut et au nom de quel programme, le FMI peut-il se montrer « intransigeant » vis-à-vis d’un pays souverain fût-il pauvre et africain ? À l’époque, ne pouvant accéder à la hauteur de la directrice générale du FMI, pour lui poser cette question, nous nous sommes contenté, en guise de réponse, de son propos rapporté par le journal Le Monde du 10 avril 2018 : « Si le FMI prête de l’argent de la communauté internationale, il est redevable de cette transparence. »

Quant à la France, au nom de quel « droit seigneurial » se montre-t-elle incisive et directive vis-à-vis des États africains dits indépendants ? Doit-on plaindre l’excessivité du propos du grand argentier français et des dirigeants du FMI ? Ou doit-on s’en accommoder du fait que c’est devenu tellement fréquent, et donc banal, que cela ne choque plus personne, pas en tout cas les dirigeants des pays africains mis en cause ? Si oui, peut-on imaginer un seul instant la réaction de ces derniers si de tels propos étaient tenus par leur presse locale, l’opposition politique ou la société civile de leurs pays ? Bon, comme ça vient « d’en haut d’en haut », entendez par là du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, de l’Union européenne, des États-Unis ou de la France, alors ce n’est pas bien grave et on se plie, même en deux, à titre de révérence et de convenance.

Les questions irritantes, et bien d’autres, les Africains continuent à se les poser. Point de méprise ! Nul besoin d’être financier, créancier ou même aumônier pour proscrire l’opacité des comptes publics, la dissimulation de dettes et la dissymétrie de l’information. Il est vain de vouloir cacher un éléphant coincé dans un couloir en verre. Mais de là à admonester un pays souverain, il y a un pas à ne pas franchir. Mais comme le dirait l’autre, on n’a que ce qu’on mérite.

Tenez, le siège de l’Union africaine (UA) à Addis-Abeba, haut lieu des rencontres des dirigeants africains, est devenu depuis le 28 janvier 2012 la cocarde de la puissance de la Chine sur le continent. Mais aussi et surtout le symbole d’une Afrique mendiante et dépendante. Avec la rondelette somme de 200 millions de dollars US (154 millions d’euros), l’empire du Milieu a offert à l’UA clé en main (jusqu’aux équipements et mobiliers) l’imposant bâtiment de verre et d’acier de trente étages construit, en moins de deux ans et demi, sur les ruines d’une ancienne prison de la capitale éthiopienne. À l’entrée de l’édifice, bien en exergue et pour l’éternité, on peut lire sur une pierre gravée « Avec l'aide du gouvernement de la République populaire de Chine. » En reconnaissance, le 18e sommet de l'UA qui s’est tenu le lendemain de l’inauguration de son nouveau siège a adopté une motion de « remerciement et de gratitude » envers le généreux bienfaiteur chinois.

Cinq années plus tard, coup de tonnerre ! Le journal français Le Monde révèle dans une enquête publiée le 26 janvier 2018 que le siège de l’Union africaine serait espionné par la Chine. En voici un extrait de cette rocambolesque affaire : « En janvier 2017, la petite cellule informatique de l’UA a découvert que ses serveurs étaient étrangement saturés entre minuit et 2 heures du matin. Les bureaux étaient vides, l’activité en sommeil, mais les transferts de données atteignaient des sommets. Un informaticien zélé s’est donc penché sur cette anomalie et s’est rendu compte que les données internes de l’UA étaient massivement détournées. Chaque nuit, les secrets de cette institution, selon plusieurs sources internes, se sont retrouvés stockés à plus de 8 000 km d’Addis-Abeba, sur de mystérieux serveurs hébergés quelque part à Shanghai, la mégapole chinoise. (…) Quatre spécialistes venus d’Algérie, l’un des plus gros contributeurs financiers de l’institution, et des experts en cybersécurité éthiopiens ont inspecté les salles et débusqué des micros placés sous les bureaux et dans les murs. (…) “Ça arrange tout le monde que ce soit une passoire, déplore un fonctionnaire déjà présent du temps de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA, 1963-2002). On se laisse écouter et on ne dit rien. Les Chinois sont là vingt-sept heures sur vingt-quatre, ont planté plein de micros et d’outils d’espionnage cyber quand ils ont construit cet immeuble. Et ils ne sont pas les seuls !” Selon les documents extraits par Le Monde, en collaboration avec le site The Intercept, des archives de l’ex-consultant de l’Agence nationale de sécurité (NSA) américaine Edward Snowden, les antennes des services secrets britanniques (GCHQ) n’ont pas épargné l’UA. Entre 2009 et 2010, plusieurs responsables ont ainsi vu leurs appels et leurs courriels interceptés (…). » L'ambassadeur de Chine auprès de l’UA a récusé totalement l’accusation du journal français en des termes incisifs : « Je pense qu'il s'agit d'une histoire sensationnelle, mais elle est aussi complètement fausse et une absurdité. »

Vrai ou faux ? Qu’importe ! C’est la surprise manifestée par certains dirigeants africains qui est renversante. Comment peut-on aimer une rose sans épine ? Le regretté professeur Joseph Ki-Zerbo rappelait qu’on ne peut pas dormir indéfiniment sur la natte des autres et bien s’en porter. Dans ces conditions, tôt ou tard, on finira par voir des comportements désobligeants ou entendre des propos blessants de nos généreux bienfaiteurs.

Les limites de l’aide

L’Afrique ne peut pas continuer à tendre la main ad vitam aeternam. La majorité des économistes sont d’avis qu’aucun plan de développement crédible ne peut être impulsé de l’extérieur, encore moins reposer sur le financement des capitaux étrangers, sauf à secréter l’assistanat, la pauvreté et la dépendance du pays concerné. En vérité, de tout temps et en tous lieux, l’aide étrangère a toujours montré ses limites. Elle est imprévisible et variable. Elle n’a jamais développé un pays. D’ailleurs, si elle le pouvait, ça se saurait. Au contraire, elle crée une accoutumance poussant son bénéficiaire à la génuflexion éternelle. Et Haïti, le premier pays noir indépendant dans le monde aurait été la forme la plus aboutie de ce modèle. Ce pays a bénéficié de l’équivalent de 120 plans Marshall en trois décennies sans jamais réussir à s’extirper de la grande pauvreté ! Bien au contraire, le niveau de vie des Haïtiens a décru de          20 % entre 1960 et 2007. De l’aveu de l’ancien Premier ministre haïtien, Michèle Pierre-Louis, de passage à Montréal le 9 mai 2012, « les effets de l’aide internationale en Haïti ne sont visibles qu’au microscope ». Selon une étude Développement endogène et limites de l’aide internationale en Haïti, menée par Stéphane Pallage et Nicolas Lemay-Hébert, Haïti a bénéficié au titre de l’aide internationale au développement d’un transfert moyen de 8,2 % de son PIB durant la période 1965-1995. Les auteurs concluent que « l’aide internationale n’implique pas le développement économique. Elle n’en est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante. Elle peut même constituer une entrave importante à ce développement ». D’après le Center for Economic and Policy Research (CEPR), sur un apport de fonds total de l’USAID de 1,38 milliard de dollars destiné à la reconstruction de Haïti, « à peine 0,9 % est parvenu aux mains d’organisations haïtiennes, alors que 56,6 % sont allés à des firmes basées à l’intérieur du Beltway (Washington, Virginie et Maryland). »

Le ministre kenyan de la Planification et du Développement national, Anyang Nyongo, a noté que dans certains cas, l'ONU et d'autres organisations internationales envoient des experts en Afrique pour chercher une information qui est déjà disponible sur Internet. Il a tenu ces propos le 11 juillet 2005 dans une déclaration faite devant le forum du Conseil économique et social de l'ONU à New York. Il a estimé que « le parachutage d'experts » depuis le siège des Nations unies était une forme d'assistance technique source de gaspillage des ressources, tout en aggravant le sous-développement dans les pays pauvres. Il a dit que le renforcement des capacités intellectuelles était souvent altéré par la surdépendance « aux experts parachutés » dans les pays en développement.

Le directeur adjoint du département Afrique au FMI, Roger Nord, s’exprimant à la tribune de l’OCDE en octobre 2015, déclarait : « L’histoire économique nous a appris que le développement économique repose finalement sur la création et le développement des sources intérieures de financement. » Deux mois plus tard, son représentant au Mali, Anton Op de Beke, reprenait, presque mot pour mot, le même constat : « L’histoire économique nous a appris que le développement d’un pays repose finalement sur la mobilisation des ressources financières à l’intérieur. » Et les deux fonctionnaires internationaux ont raison de stigmatiser les limites de l’aide étrangère, même s’ils semblent, malheureusement, privilégier la fiscalité comme principal levier de mobilisation des ressources internes.

Nous ne dénigrons pas tout. Tout n’est certainement pas noir dans l’aide étrangère. Par-ci par-là, il y a quelques réussites sur le continent africain en lien avec la générosité internationale et avec la bonne utilisation qui en est faite par les dirigeants locaux. Mais, admettons-le, il y a aussi de la malice et de la ruse de la part de certains « bienfaiteurs » qui n’hésitent pas à dissimuler, à travers l’appât de l’assistance technique, des subventions, des dons, des cadeaux et autres aides, l’hameçon destiné à attraper les pays africains et à les maintenir dans les liens de la dépendance. Comme le dirait l’autre, c’est comme si « on vous coupe les bras et à l’heure du repas on vous dit de ne pas vous en faire qu’on portera la cuillère à votre bouche. » Il faut donc détricoter et déconstruire les modèles de « développement » actuels, qui ont largement montré leurs limites d’une part, et revisiter les partenariats bilatéraux et multilatéraux d’autre part. Pour l'ancien directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) Pascal Lamy, « il faut sortir de l'approche d'aide au développement européenne qui a longtemps consisté à apprendre aux Africains à faire comme nous. Un vrai partenariat repose sur le principe que nous partageons les mêmes défis globaux en termes d'unification, de sécurité, de transition technologique, de démographie, d'environnement et que nous cherchons ensemble les bonnes solutions. »

Pour le regretté écrivain et homme politique malien Seydou Badian Kouyaté, « l’aide au développement est ridicule et ceux qui l’acceptent sont ridicules ». L’écrivaine sénégalaise Fatou Diome renchérit : « Celui à qui vous demandez la charité, vous ne pouvez pas le tutoyer. Celui à qui vous demandez la charité, vous ne pouvez pas lui imposer des règles. Celui à qui vous demandez la charité, vous baissez la tête devant lui. Et quand nos dirigeants baissent la tête, les peuples se mettent à genoux. »

Oui, il faut arrêter l’aide…

L’aide à l’Afrique est devenue un tonneau des Danaïdes. C’est une chausse-trappe. L’ancien diplomate français Laurent Bigot, chroniqueur pour Le Monde Afrique, livre son analyse sans concession : « L’aide publique au développement est d’abord un business qui fait vivre des dizaines de milliers de fonctionnaires internationaux et nationaux, mais aussi une myriade de consultants. Ils ont tous en commun un objectif : ne pas scier la branche sur laquelle ils sont assis et sur laquelle ils vivent grassement. J’ai toujours été fasciné par l’irresponsabilité que génère l’argent de l’aide publique au développement. C’est l’argent de personne. Tout le monde se comporte comme si c’était de l’argent créé ex nihilo. Les bailleurs sortent pourtant ces sommes de la poche de leurs contribuables, mais n’ont aucune exigence sur l’utilisation. Les bénéficiaires n’ont guère plus de considération pour ces sommes (parfois folles) qui tombent dans leur escarcelle sans grand effort (on se demande d’ailleurs s’il n’y a pas une prime au mauvais élève…). » Le consultant français poursuit : « L’Afrique ne mérite-t-elle pas un objectif plus ambitieux, à savoir la fin de l’aide ? N’est-ce pas la vocation de l’aide publique au développement que de s’arrêter, signe qu’elle aura atteint ses objectifs ? Il est temps qu’une grande conférence internationale fixe le terme de l’aide, adressant au monde un message clair : l’Afrique peut soutenir son propre développement sans être assistée. Pour cela, il faudra changer les mentalités et ce ne sera pas une mince affaire. »

L’économiste français Thomas Piketty n’y va pas de main morte pour apostropher les pratiques peu orthodoxes des puissances occidentales en Afrique : « Plutôt que de se donner bonne conscience avec une aide qui revient souvent à payer à prix d’or des consultants étrangers, l’Union européenne devrait obliger ses multinationales à publier de façon la plus claire les bénéfices réalisés et les impôts payés. » À l’appui de sa thèse, le célèbre économiste français précise : « Nous savons que les bénéfices et les revenus rapatriés par les entreprises étrangères atteignent entre 5 % et 10 % du PIB des pays, ce qui est considérable. Et encore ne s’agit-il ici que des flux licites qui ne comptabilisent pas tout l’argent qui s’évade vers des paradis fiscaux. C’est en tout cas bien plus que l’aide publique au développement. Il y a de l’hypocrisie derrière le discours qui est tenu aux Africains sur la modernisation et la lutte contre la corruption. Ce sont souvent les entreprises européennes qui bénéficient de régimes fiscaux peu transparents. »

Alors, doit-on accepter la perpétuation d’un modèle économique et social, bancal et létal, proposé ou imposé – qu’importe d’ailleurs lequel des deux – qui a confisqué le passé du continent, qui intoxique son présent et qui hypothèque dangereusement son avenir ? Comment certains pays africains sont-ils arrivés à tout privatiser, à tout sous-traiter, à tout externaliser, leur sécurité, leur santé, leur économie, leur système bancaire, leur monnaie, leur espace aérien, leur télécommunication, et même (s’il vous plaît) la collecte et le ramassage de leurs ordures ?

Le jour où l’élite politique africaine comprendra que la solution à la lancinante question du développement de leurs pays n’est pas à Paris, ni à Washington, ni à Pékin, ni ailleurs, elle aurait fait un grand pas sur le chemin de la lucidité. Que l’on soit donc clair, il ne peut pas y avoir de développement, encore moins de prospérité pour les populations africaines, en confiant les économies de leurs pays aux partenaires bilatéraux et aux institutions multilatérales, avec l’espoir qu’ils sauront faire preuve de mansuétude à leur égard. Et même à rêver que ces pays «frères et amis» ralentiraient leurs économies pour que les nôtres puissent décoller. Franchement, où a-t-on vu un prédateur affranchir sa proie et la hisser à sa hauteur ? Le très alerte spécialiste en intelligence économique Guy Gweth aurait prévenu : « Aucun État au monde ne peut vous aider à vous battre contre lui. »

Derechef, que les dirigeants africains se posent une simple question de bon sens : Pourquoi les autres pays, ceux qu’ils s’empressent de visiter, empruntent le chemin inverse en se bousculant pour faire leurs emplettes en Afrique, qui de quoi faire tourner leurs usines, qui de quoi préserver l’emploi de leurs concitoyens, qui de quoi nourrir leurs populations, qui de quoi asseoir leur hégémonie, qui de quoi soigner leur stature, et tutti et quanti ? Les sages bambaras disent : « Quand tu vois la langue circuler entre les doigts, si elle ne cherche pas le sel, elle cherche l’huile. »

Il est répété à satiété, comme une litanie psalmodiée, que l’Afrique est la nouvelle frontière de la croissance économique mondiale, ou que l’Afrique est l’avenir du monde, ou même que l’Afrique est le XXIe siècle... Et les Africains y croient, prêts à ingérer tout ce qui se conçoit et se fait ailleurs, même de mauvais ; et, vent debout, à refuser et à récuser tout ce qui se dit et se fait chez eux, même de bon.

Dans un livre à succès L’aide fatale : Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique (Jean-Claude Lattès, 2009), l’économiste zambienne Dambisa Moyo, ancienne consultante de la Banque mondiale, n’y va pas par quatre chemins pour fustiger la forte dépendance du continent africain : « L’aide est une drogue pour l’Afrique. Depuis soixante ans, on la lui administre. Comme tout drogué, elle a besoin de prendre régulièrement sa dose et trouve difficile, sinon impossible, d’imaginer l’existence dans un monde où l’aide n’a plus sa place. Avec l’Afrique, l’Occident a trouvé le client idéal dont rêve tout dealer. »

L’Afrique ne veut pas être aimée ; elle veut être respectée. Elle n’a pas besoin de charité ; elle souhaite la parité : coopérer et échanger d’égal à égal. Est-ce si difficile à comprendre ? L’Afrique a plus besoin de partenaires que de donateurs, d’intérêts convergents que d’intérêts imposés, de prêts libres que de dons liés, de relations durables que de générosité vénérable. Les partenaires et les sources de financement doivent être diversifiés, en mettant en œuvre des solutions innovantes, audacieuses et vigoureuses de mobilisation de ressources endogènes.

…et stopper la fuite des capitaux

Déjà en 2015, le Groupe de haut niveau chargé de la question des flux financiers illicites (FFI) dirigé par l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki alertait les dirigeants du continent sur l’ampleur du phénomène des FFI. En effet, il était arrivé à la conclusion que l’Afrique perd chaque année la somme colossale de 50 milliards de dollars, et qu’elle sera siphonnée de la somme colossale qu’elle a perdue durant cinquante années, plus de 1 000 milliards de dollars du fait des flux financiers illicites. Selon les auteurs du Rapport Thabo Mbeki, présenté et adopté lors du 24e sommet de l’Union africaine tenu les 30 et 31 janvier 2015 à Addis-Abeba, l’Afrique a perdu, durant ces cinquante dernières années, plus de 1 000 milliards de dollars du fait des flux financiers illicites. Et le phénomène a crû de 20,2 % par an durant la période 2002-2011, selon l’Association Global Financial Integrity. Le Rapport dénonce « la menace que représentent les FFI pour le développement inclusif de l’Afrique » et appelle à « une action politique urgente pour vaincre le phénomène ». Pour Thabo Mbeki, président du Groupe de haut niveau, « l’un des moyens importants de trouver les ressources qui permettront de financer le programme de développement pour l’après-2015 consiste à retenir en Afrique les capitaux qui sont produits sur le continent et qui doivent donc légitimement rester en Afrique ». Le développement de ces activités financières illicites a des conséquences graves sur l’économie nationale.

Nécessaire sursaut

Comment l’Afrique est-elle devenue un « déversoir de produits », un « receveur universel » et un « carrefour alimentaire » – pour emprunter des formules malheureuses – à tout consommer et à peu produire, à acheter de la camelote, des friperies de l’Europe aux pacotilles de l’Asie, en passant par les vieilleries de toutes sortes, celles que les autres rejettent quand ils n’en ont plus envie, allant des véhicules âgés aux congélateurs usagés, en passant par les chaussures abîmées, la vaisselle décatie, les jouets d’enfant élimés, les serviettes usées, les vieux matelas d’hôpitaux souillés, les draps flétris, les soutiens-gorges défraîchis, et même les caleçons et pyjamas avachis ?

Comment peut-on continuer en Afrique à bomber le torse, la sueur sur le front et « les yeux dans les yeux » (pour reprendre une expression malmenée et laminée dans le landerneau politique français) lorsque la majorité de leurs programmes socio-économiques sont financés par l’extérieur avec l’entregent manifeste du FMI ? À la suite de cette dépendance économique, quelle indépendance politique lorsqu’une bonne partie du budget de nos élections est à la charge des « partenaires » techniques et financiers ? Et comment peut-on après s’insurger contre l’ingérence extérieure ?

En un mot comme en mille, comment les Africains sont-ils devenus des mendiants sur leurs propres terres et à être soumis à l’ordalie, cette forme de supplice médiéval qui reposait sur le postulat que l’innocence ou la culpabilité de l’accusé était basée sur sa capacité à surmonter une épreuve mortelle ?

Chers dirigeants africains, la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit. Cet aphorisme ne relève pas seulement de la morale ou du domaine religieux. C’est une constante des réalités géopolitiques et géostratégiques. Le monde s’est toujours révélé une affaire de rapport de forces. Comme dans la jungle, chacun dîne d’un plus petit que soi. Ceux qui, par chance ou par malchance, ne finissent pas leur course dans la panse des prédateurs sont secourus par l’ambulance des aumôniers internationaux. Juste de quoi leur remettre sur pied en attendant la prochaine chasse. « Dès lors, les dirigeants africains devraient comprendre que ni la Banque mondiale ni le FMI ne les aideront à se développer. Leur rôle est de les garder dans l’orbite occidentale », estime l’économiste Demba Moussa Dembélé.

Tous, même les diplomates au langage plus doucereux que sulfureux s’accordent à dire que les États n’ont pas d’amis mais des intérêts à conquérir et à défendre. Et tous les moyens sont mis en œuvre pour y parvenir. Les « généreux » donateurs ont toujours dans leur « boîte à outils » de quoi serrer un peu plus la vis. D’ailleurs, dans un document présumé être la « Charte de l’impérialisme », circulant à profusion sur le Net, il est indiqué : « Notre aide doit être accompagnée des recommandations fortes de nature à empêcher et briser toute action de développement des pays du tiers-monde. »

Assis sur des réserves immenses de minerais, les pieds dans l’eau, avec « une bouche qui dégage une haleine de pétrole » (l’expression est empruntée au politologue Babacar Justin Ndiaye), les Africains continuent à tendre la sébile pour obtenir l’obole. Leurs gamelles ont fait plusieurs fois le tour du monde. Pourtant, malgré cette débauche exceptionnelle d’énergie, les Africains continuent de vivre dans une précarité insoutenable ; leur continent tient fermement la corde de toutes les formes possibles d’indigence. En plein XXIe siècle, des millions d’Africains naissent et disparaissent dans une insupportable indifférence.

Chers dirigeants africains, comme le dirait le chercheur et écrivain Sane Chirfi Alpha, on vous fait couler des larmes de sang et vous les essuyez avec des épines ? De grâce, faites en sorte que l’Afrique ne soit pas un champ de patates où tout ce qui est utile se trouve sous terre. Le développement est un concept profondément endogène. On ne peut pas le sous-traiter en le confiant aux bons soins des « partenaires » au développement, aux institutions internationales et aux « pays frères et amis ». Ce sera trop leur demander. Et même si c’est le cas, ils ne le feront pas. Ce n’est pas parce qu’ils aiment le foie gras qu’ils doivent forcément s’intéresser à la vie du canard. Les relations économiques internationales sont comparables à un jeu à somme nulle. Dans ce contexte de compétition mondiale, chaque État veille, légitimement et jalousement, sur ses intérêts. Et tout y passe pour les préserver. Cela est d’autant plus logique que dans la nature, rarement un dominant a hissé à sa stature un dominé pour l’affranchir de sa domination. L’écrivain gallois Ken Follett le dit autrement : « Dans le monde où nous vivons, il n’y a pas de pitié. Les canards avalent les vers, les renards tuent les canards, les hommes abattent les renards et le diable poursuit les hommes. » Que les dirigeants africains se le tiennent pour dit !

Chers dirigeants africains, le développement n’est pas une notion abstraite. Il se vit à l’intérieur et se voit de l’extérieur, à des milliers de kilomètres à la ronde. On n’y accède que par une vision longue et partagée, défrichée de toute contingence politique, par organisation et méthode, par patriotisme et civisme, par labeur et rigueur. Aussi, il ne sert à rien pour maintenir les programmes insanes avec le FMI, de continuer à embellir l’état de vos économies par des indicateurs macroéconomiques supposés « solides et performants », à l’aide des chiffres plantureux, des graphiques savoureux, des commentaires généreux distillés par d’onéreux experts lors de pompeux sommets et forums. La réalité locale vous opposera toujours, aussi longtemps que durera la farce, des visages miséreux, des regards vitreux, des cadres véreux, des rapports de contrôle sulfureux, un chômage douloureux, un système de gouvernance fiévreux, un système de santé défectueux, un système d’éducation scabreux, un système de sécurité poreux…

Chers dirigeants africains, vous avez maintenant compris. Tout au moins, vous êtes prévenus. Une sagesse burkinabè nous enseigne : « Quand le canari se casse sur votre tête, il faut en profiter pour vous laver ». Il ne faut donc pas se tromper de responsabilités : les Africains sont tenus à la construction de leur continent et leurs partenaires ne peuvent être que conviés à appuyer cette œuvre. Inverser les rôles, c’est renoncer tout simplement au développement. La forte dépendance des économies africaines vis-à-vis de l’extérieur n’est pas sans conséquence sur le choix des politiques publiques qui restent imprimées par la volonté des donateurs. Un ancien président africain ne disait-il pas que « l’aide la plus utile et la plus noble est celle qui vient de nous-mêmes ». Il faut donc que les pays africains sortent du piège de l’aide, et ce le plus rapidement possible. Ceux d’entre eux qui en sont addicts doivent en être sevrés, progressivement mais irréversiblement.

 

Dans ce monde où rien n’est gratuit, ne dit-on pas que celui qui prête la guitare c’est celui qui impose la mélodie ? Dès lors, légitimement et raisonnablement, si les pays africains veulent jouer et écouter leur propre mélodie, pourquoi ne pas s’investir à acheter leurs propres guitares ?

 

 

Cheickna Bounajim Cissé, L’émergentier

Economiste, essayiste et expert des marchés bancaires africains, auteur des ouvrages « Les défis du Mali nouveau, Amazon, 2013 », « Construire l’émergence, BoD, 2016 », « FCFA : Face cachée de la finance africaine, BoD, 2019) », « Le sursaut : refonder ou s’effondrer ? BoD, 2021 »